« Nous croyons, écrit Freud, que la culture a été créée sous l’impulsion de la nécessité de la vie aux dépens de la satisfaction pulsionnelle, et qu’elle ne cesse pour une grande part d’être créée de nouveau, l’individu « nouveau venu » dans la communauté des hommes répétant au profit de l’ensemble les sacrifices en matière de satisfaction pulsionnelle [1]. » En refusant ces sacrifices, cet individu nouveau ne peut que se confronter aux difficultés constitutives du Malaise dans la civilisation.
Le sujet humain entretient à l’origine avec le monde extérieur une relation d’in-différence à laquelle il ne renoncera plus jamais; en effet, cette relation est brisée par les excitations externes d’abord, puis par les excitations internes suscitées par les besoins vitaux dont la source va constituer un noyau radical de déplaisir qui sera vécu par le sujet comme un « objet étranger » en lui-même. Cet objet va alors susciter et focaliser une haine qui, en prenant la relève de l’indifférence primordiale, marque une bascule de la passivité à l’activité qui inscrit dans l’histoire du sujet une seconde figure de la mort.
L’identité, un croisement, un carrefour
Nous savons que dans le développement du petit enfant l’image du corps dans le miroir inaugure la structuration du sujet, du Je. Après la détresse – l’Hiflosigkeit – éprouvée par le nouveau-né, l’Infans ayant accédé au langage, l’énoncé du premier « non » par l’enfant inaugure les prémices de la future affirmation de soi. A l’adolescence, on retrouve l’illusion de la prime enfance sous différentes aspects de l’action : l’agir et la précipitation prédominent sur la représentation. La découverte de la réalité de l’existence de l’autre n’ouvre pas forcément sur la future notion d’altérité. Le dedans et le dehors sont distincts, la représentation interne du soi s’efface sous et derrière les apparences : la parure, l’allure, le geste, la prestance, le masque, le sujet emprunté, le pseudonyme, les identifications incertaines ou « flottantes » constituent le lot de l’adolescent: celui-ci sait-il que la forme comporte deux significations, selon la subtile distinction que permet la langue allemande Gestalt et Gestaltung ? L’écart entre les deux termes souligne la différence entre la stature, l’apparence d’un personnage, et, par ailleurs l’organisation qui procède d’un mouvement. Son moi réside dans la captation imaginaire, le leurre, la fascination et la passion, moteurs de la violence des passages à l’acte. Qu’en est-il du sujet du moi, de ses traits de caractère, du sentiment d’identité et de sa continuité, de son unité ? Tous ces éléments, de registres différents, s’associent et se croisent, de façon imprévisible, constituant ainsi l’identité d’une personne.
Une formation de l’identité : la « coagulation » !
Selon l’expérience et les travaux cliniques de Pia de Silvestris[2], de nombreuses histoires de souffrance se construisent, se coagulent autour d’un noyau traumatique infantile, réel ou fantasmatique. Cette coagulation apparaît finalement comme la seule forme de vie possible. Je m’interroge sur ces histoires de souffrance psychique qui se construisent en se « coagulant ». Que recouvre cette métaphore de coagulation en tant que processus de transformation d’une identité fragile avec instabilité du sentiment du moi ? S’agit-il, dans l’expérience clinique de cette auteure, d’une étape transitoire au cours d’une élaboration psychique ? Ou bien d’une stagnation, aboutissement d’une dépendance tenace, d’une adhésion persistante au noyau traumatique infantile originel ? Cet aboutissement est préjudiciable à la formation de l’identité en conférant au sujet, dans sa confrontation aux fluctuations du monde extérieur, une fragilité avec un sentiment négatif de soi ; d’où une difficulté de la construction subjective pourtant nécessaire à l’articulation progressive avec la réalité des besoins et des désirs et dans la rencontre avec l’autre semblable. Les objets intérieurs, en fait, n’ont pas de frontières définissables. S’ils sont conçus comme constituants surmoïques, ils ne peuvent pas être complètement introjectés. Ils sont laissés à mi-chemin, entre introjection et projection : ce sont des objets persécuteurs, germes de possibles colères du sujet, témoignant de l’absence de régulation psychique.
La régulation psychique
La composante surmoïque de l’identité semble donc être un élément fondamental de la régulation psychique entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, entre liaison et dé-liaison, entre une satisfaction apaisante et la tendance à la destructivité. Tout excès de cette composante, aussi bien l’excès persécuteur que l’absence ou l’indifférence à toute limite, conduit à la souffrance par sentiment de frustration, et donne lieu à une acrimonie verbale et à l’expression violente d’une revendication agressive. On est loin de l’accès à un sentiment d’altérité qui permettrait une relation qui n’exclut pas l’autre dans un rejet haineux, mais qui en accepte l’existence et la différence. Cette situation requiert la réalisation d’un détachement du noyau traumatique auquel le sentiment de soi maintenait son adhésion.
Pour développer la vie pulsionnelle, Freud est à la recherche d’un équilibre entre la nécessité de l’illusion, la limite de l’identité et la nécessaire survenue d’une désillusion sans déception douloureuse. Le besoin de religion vient de l’état de détresse, que connaissent l’enfant et l’adulte quand ils cherchent en vain du secours ; l’Hilflosigkeit ne souligne-t-elle pas, implicitement, la nécessité de l’illusion et que Freud associe au désir dans L’Avenir d’une illusion ?
Aujourd’hui encore, de multiples facteurs de perturbations sociale, culturelle, religieuse et politique, sous-tendant l’importance du malaise contemporain, confèrent à l’individu désemparé l’inconfort des fréquents ébranlements identitaires plus déstabilisants que le simple sentiment d’« intranquillité ». En effet, les difficultés identitaires individuelles se doublent d’un trouble nouveau : de sérieux remous social, culturel, religieux s’entrecroisent et s’enchevêtrent insidieusement avec le carrefour interne d’incertitudes identitaires individuelles, cumulant ainsi leurs effets déstructurant sur un sujet, désormais, désemparé par un sentiment du moi déstabilisé
A la fin du Malaise, Freud ne s’est-il pas employé à démontrer, comme autant de leurres, toutes les formes proposées de consolation, les politiques comme les religieuses ? Malaise dans la culture est l’expression du pessimisme de Freud. Dans ce texte, l’inventeur de la psychanalyse se retourne pour considérer, du point de vue atteint par ses dernières avancées, l’horizon qui se découvre à lui. Pour prendre la mesure du Malaise, il convient de replacer ce texte dans le courant d’une pensée en perpétuel devenir qui ne cessa jamais de se construire contre elle-même : « Je ne comprends pas, écrit-il, que nous ayons pu omettre de voir l’ubiquité de l’agression et de la destruction non érotiques et négliger de lui accorder la place qui lui revient dans l’interprétation de la vie. »
Dans les trois écrits, L’Avenir d’une illusion, 1927 ; Malaise dans la culture 1929 ; Pourquoi la guerre ? 1933, Freud n’avait-il pas ponctué et posé la question vivace du destin de l’homme « civilisé », face aux bouleversements culturels, sociaux et politiques que les communautés humaines affrontent immanquablement ?
Résumé : La certitude d’un sentiment d’identité continu n’est jamais, pour un sujet, assurée. Il peut subir des remous imprévisibles, selon l’intensité de facteurs extérieurs ou internes créant en lui une forme récurrente d’intranquillité. La composante surmoïque de l’identité semble être un élément fondamental de la régulation psychique entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, entre liaison et dé-liaison, entre une satisfaction apaisante et la tendance à la destructivité.
Victor Azoulay*
*Psychanalyste
[1] S Freud, O C P XIV, Leçon d’introduction à la psychanalyse, « Introduction », p. 17 ( mes italiques).
[2] Pia de Silvestris, Fragile identité, l’enfant psychotique et l’analyste, préface de Maurice Balsamo. Paris CampagnePremière, 2013, 178 p. Cf. Note de lecture de Victor Azoulay, Les Lettres de La SPF N° 30, p. 217.