Ecrit après les attentats islamistes de janvier 2015, le livre de Natacha Polony traite, en un peu plus de 200 pages, de la question essentielle de l’identité de la France, des menaces auxquelles elle est exposée et du nécessaire sursaut national pour y répondre. C’est un réquisitoire sans concession dénonçant la cécité de politiques qui depuis des années ont miné la nation, déconstruit l’école républicaine, préparé le terrain à l’islamisme radical. Le 13 novembre, hélas, a confirmé la justesse d’un diagnostic prémonitoire. Les raisons structurelles des agressions contre les valeurs fondatrices de la société et de la culture françaises sont installées dans la durée.
Nous sommes la France participe de la vague éditoriale qui a déferlé après les attentats pour tenter d’expliquer les causes profondes du traumatisme, après le mutisme de la « sidération ». Son originalité tient dans son architecture en forme de triptyque : déni, identité, école. Trois fils conducteurs s’entrecroisent dans l’écheveau d’une réflexion sans langue de bois ni souci du politiquement correct. Ils servent de guide à l’analyse des défis d’une France confrontée à des mutations génératrices de violences et d’atteintes à son être, suffisamment graves pour que la qualification de « guerre » ait été assumée au plus niveau de l’Etat.
La question du déni, du refus de nommer dont on mesure aujourd’hui les ravages pour la démocratie, ouvre les débats : « Supprimer les mots n’effacera jamais les faits », rappelle l’auteur, déplorant qu’on ait « laissé au Front national le monopole des mots désignant le réel ». Il est salutaire en effet de dénoncer les attitudes de Gribouille, l’aveuglement volontaire conduisant à masquer la réalité de l’islamisme sous les oripeaux d’un terrorisme générique. Surtout pas d’amalgame, pas de stigmatisation ! Tant que ces deux mots répétés ad nauseam continueront à envahir le discours politique et médiatique, toute analyse d’un mal qui gangrène la société française sera biaisée, et restera impuissante à dévoiler le réel. Une citation d’Olivier Rolin dans Le Monde des livres du 14 janvier 2015 le rappelle : « Si l’on croit que les mots ont un sens, il faut cesser de dire que la terreur au nom d’Allah n’est le fait que d’une minorité infime sans rapport avec l’islam. » Il n’est pas anodin que Nous sommes la France soit dédié à Abdelwahab Meddeb, théoricien de la « maladie de l’islam », nichée dans la lettre du Coran.
L’exigence de vérité des mots sert de prolégomènes à ce qui constitue le cœur d’une réflexion centrée sur l’identité de la nation et sur l’école, indispensable outil de sa perpétuation. Les menaces de « déconstruction » de ce qui fut un des fondements de la République confèrent au nexus école/nation un rôle central. L’école de Jules Ferry devait préparer la revanche contre l’Allemagne. Quelle est aujourd’hui sa mission ?
S’interrogeant sur le nous qui fait la France, Natacha Polony en appelle au célèbre discours de Renan sur la Nation, et à L’identité de la France de Fernand Braudel, un siècle séparant ces textes de référence. L’histoire et la géographie sont à l’honneur. Ce qui fait la France doit autant à la beauté des paysages, à l’infinie variété des terroirs qu’au roman national : « Si l’on veut ébaucher le mystère de son identité, il faut parler de sa géographie avant de parler de son histoire. » Faut-il rappeler que les professeurs d’histoire-géographie se trouvent en première ligne dans la transmission des savoirs constitutifs de la mystérieuse alchimie fusionnant mémoire et territoire pour baliser les trajectoires du vivre ensemble ? Parler du pays avec émerveillement et des héros du passé avec admiration donnerait plus de sens et de force à leur enseignement que certaines déviances tendant à substituer une idéologie culpabilisante aux grandes heures de l’Histoire. Enseigner les fondamentaux plutôt que gaspiller son énergie dans des « débats citoyens », des « ateliers pluridisciplinaires de développement durable » ou autres gadgets que ne cessent d’inventer des fonctionnaires de l’Education nationale ayant perdu jusqu’au sens de l’intitulé de leur ministère, voilà un vrai défi. Mais le tableau de l’école dessiné à grands traits dans Nous sommes la France est sombre, et le constat amer : « L’école qui devait venir à bout de l’obscurantisme est le lieu de son triomphe. »
Natacha Polony s’insurge contre l’évolution de l’école, devenue la plus inégalitaire de tous les pays de l’OCDE. Elle réprouve « ces gens qui veulent à tout prix que les peuples n’aient pas d’histoire, que les Nations n’existent pas et que les peuples soient interchangeables ». Pour que la France ne se réduise pas à une simple marque commerciale, il faut que les Français connaissent « l’héritage qu’ils ont en commun ». Or « il ne reste que l’école pour perpétuer… ce legs de souvenirs qui fait la Nation ». Tout au long du livre, ce lien organique entre l’école et la nation est inlassablement martelé. L’école a été « au cœur du dispositif républicain […] pour transformer des individus en un peuple ». Mais aujourd’hui, la méritocratie républicaine s’efface devant un pseudo-égalitarisme qui tire vers le bas. Les enseignants, heureusement, se mobilisent contre des réformes absurdes qui feraient encore rétrograder la France dans le classement PISA. Plus grave, l’école est devenue le réceptacle d’un communautarisme que la laïcité semble impuissante à neutraliser. Voile islamique, menus halal, régression du statut des femmes, antisémitisme maghrébin dénoncé en vain dès 2002 dans Les territoires perdus de la République, refus de plus en plus souvent affirmé, bien avant Charlie, de se considérer comme Français, autant de symptômes inquiétants de l’échec à intégrer dans ce « nous » républicain une fraction croissante des immigrés musulmans d’origine maghrébine. Echec d’autant plus préoccupant qu’il touche les deuxièmes voire troisièmes générations, celles de la radicalisation. Nous sommes la France n’élude aucun de ces problèmes trop longtemps étouffés sous la chape de plomb d’une bien-pensance refusant la réalité comme, une génération auparavant, elle avait refusé de voir les crimes du stalinisme. Le combat des Lumières contre l’obscurantisme ne s’arrêtera jamais.
Rejetant le multiculturalisme – « La France n’a jamais été multiculturelle. Elle est multiethnique » –, Natacha Polony dénonce « les communautés qui enferment, l’assignation à résidence communautaire ». Il faut, dit-elle, casser les ghettos urbains. Certes, mais comment ? Si l’on adhère pleinement au constat qu’elle dresse, et à l’urgence de défendre dans un même mouvement l’école et la nation, reste la question des moyens, des actes. Pour mettre un terme aux politiques du déni ne faudrait-il pas, d’abord, rendre publiques les statistiques dites « ethniques » que le pouvoir garde sous le coude au mépris du droit de savoir ? Par peur des chiffres, place est laissée aux approximations, aux rumeurs, aux fantasmes. Indépendamment du devoir élémentaire de vérité, on devine en filigrane la crainte de voir clairement exposé le poids de l’islam, inéluctablement alourdi, année après année, par les tendances démographiques. Crainte surtout que soit exacerbée la question de sa compatibilité avec les valeurs d’une République laïque impliquant l’égalité des hommes et des femmes et une liberté d’expression incluant le blasphème. C’est le nœud d’un problème qui, faut-il le rappeler, ne se pose pas pour d’autres catégories d’immigrés extra-européens, tout aussi étrangers aux racines chrétiennes de l’Europe, notamment Chinois ou Vietnamiens : les Parisiens, toutes origines confondues, se réjouissent des pantomimes du dragon saluant le nouvel an dans le quartier de la porte de Choisy.
Nous sommes la France évoque, trop rapidement sans doute, le problème complexe de la relation que les immigrés d’origine maghrébine entretiennent avec les vecteurs d’identité du pays dans lequel ils vivent, en premier lieu l’histoire de la France : « C’est bien cela qu’il faut marteler : cette histoire est désormais la leur. » Comment dépasser l’incantation alors que la mémoire du passé colonial reste à vif ? Comment même parler de Charles Martel ? Sans réduire l’histoire à quelques images d’Epinal, à « nos ancêtres les Gaulois » (qui font pourtant le succès d’Astérix), comment peut-on aujourd’hui inscrire le présent – et le futur – dans une filiation garante de l’adhésion générale à des valeurs qui, pour avoir vocation universelle, n’en sont pas moins ancrées dans un héritage particulier ? Tout comme elles le sont dans le terreau d’un espace singulier fait de pratiques quotidiennes et d’un art de vivre valorisant la gastronomie, les produits du terroir, le vin sous toutes ses déclinaisons et les appellations d’origine géographique, la littérature et le goût de la dispute, sans oublier la fréquentation des « terrasses », désormais lieux de résistance. L’immigration ne sera plus un problème quand chaque immigré s’éprouvera comme habitant à part entière de l’Hexagone, quand cette figure mariant géographie et géométrie lui sera devenue familière. Quand son iconographie et ses symboles seront intériorisés. Quand les altérités seront perçues comme richesse et non comme menace, dans une acceptation générale des principes fondamentaux du savoir-vivre français, condition du vouloir vivre ensemble.
Il faut pour cela rompre avec le tabou de l’identité : tâche difficile car « identitaire est devenu la nouvelle forme de pilori ». Les défis de la pérennisation de ce « nous » qui fait la France sont énormes depuis que le creuset où se sont fondues tant d’origines diverses dans la fierté d’être français s’encalmine. Les perspectives sont lourdes d’inquiétude. Les dernières pages du livre ouvrent en outre sur des interrogations planétaires qui ne sont pas faites pour rassurer : « Le plus grand défi que devra relever l’humanité dans les décennies à venir : les mouvements de population consécutifs aux bouleversements géopolitiques comme aux dérèglements climatiques. » En clair, il faut se préparer à gérer une pression migratoire venue d’Afrique et du Moyen-Orient qui n’est pas prête de se relâcher.
Mais si ce risque géopolitique externe est clairement identifiable, quand bien même l’Europe se révèle impuissante à endiguer les flux migratoires, en revanche, le risque interne s’avère infiniment plus difficile à cerner et à neutraliser. Il ronge sournoisement les défenses d’une société émolliente qui pourrait s’accommoder d’un scénario comme celui qu’illustre la fiction littéraire de la Soumission de Michel Houellebecq. Une fiction, vraiment ? La dissimulation honteuse de statues dénudées du musée du Capitole à Rome pour ne pas heurter le regard du président iranien Hassan Rohani ne vient-elle pas de déshonorer la culture de l’Europe ?
L’école pourrait-t-elle être l’ultime rempart contre les politiques de renoncement ? Les cafouillages du ministère de l’Education nationale ne sont pas de bon augure. La distorsion géographique qu’il vient d’instaurer en épargnant Paris de la suppression des classes bi-langues suscite une juste indignation. Cette façon hypocrite de protéger la reproduction des élites, au mépris du peuple de France, affichée par un gouvernement qui n’a plus de « gauche » que sa maladresse, constitue une nouvelle atteinte à l’école républicaine et décrédibilise les discours sur l’égalité.
Que faire contre la loi d’airain de la ségrégation géographique ? Apartheid, ghetto, il faut cesser de barguigner. La réalité est connue de tous. Quel parent ne fait-il pas de la géographie en tentant de contourner la carte scolaire en quête de l’établissement jugé le plus performant ou le moins dommageable pour ses enfants, désespérément pour les uns (piégés par leur résidence), habilement pour les autres (familiers des réseaux de connivence qui permettent d’échapper aux assignations domiciliaires) ? La reproduction sociale s’inscrit, chacun le sait, dans la géographie scolaire. Personne n’a su résoudre cette quadrature du cercle. Surtout depuis que la religion durcit le trait de la fragmentation urbaine.
Le livre militant de Natacha Polony est convaincant dans sa dénonciation des maux qui affaiblissent l’école et la nation. Il n’y manque que la méthode pour y remédier. Si la société « n’a plus rien à offrir à des jeunes gens en quête de sens », si l’islamisation de la radicalité comme l’analyse Olivier Roy canalise leur révolte, alors, oui, la quête du « nous », exigeante et perpétuelle quête du graal, devrait mobiliser toutes les forces de la nation. En commençant par redorer le blason terni de l’école républicaine pour restituer à ses maîtres l’autorité et l’aura écornées par les chantres d’un pédagogisme qui a prétendu mettre sur le même pied l’élève et l’instituteur. En « dénommant » celui-ci, n’a-t-on pas abaissé le magistère de ceux qui furent les hussards noirs de la République ? Le combat sera long et difficile pour corriger les mauvaises pratiques qui ont conduit au fil des ans à dévaloriser l’école publique, droite et gauche confondues.
L’école cependant, même si elle est une clé de voûte de la nation, n’est pas le deus ex machina de sa survie. C’est l’ensemble de la société, dans toutes ses composantes, qui est interpellée par Nous sommes la France. Il faut maintenant aller plus loin, dépasser le pamphlet pour ouvrir le champ, beaucoup plus ardu, de l’action politique qui demandera lucidité, courage et détermination sans faille. Les sphères du pouvoir semblent enfin avoir pris la mesure de la gravité d’un islamisme qui rejette les valeurs de la nation et tente de corrompre l’école républicaine. Espérons qu’il ne soit pas trop tard, au nom du droit des peuples à demeurer eux-mêmes et par amour de la liberté.
Roland Pourtier