Il y a une phrase de Paul Valéry qui illustre bien la situation actuelle : « Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses, en tant qu’il ne s’était jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte des souvenirs imaginaires. »
Se souvenir d’abord… et de quoi se souvient-on dans la France d’aujourd’hui, saisie par des circonstances pressantes ? Principalement d’Adolf Hitler, cette parenthèse qui aura un monopole sur notre mémoire nationale. Cette mémoire résurgente nous a encore fait face avec l’épisode des élections régionales. Un certain parti intellectuel français, composé par les journalistes, les écrivains, philosophes, acteurs et même par de nombreuses personnalités en vogue, a dénoncé au 1er tour la « vague brune » et s’est largement félicité des résultats du second. Nous sommes là dans une relation de cause à effet de nature analogique. Ceux qui dénoncent aujourd’hui le problème de l’immigration et de l’islamisme, s’inscrivent dans une filiation: l’islamophobie succède à l’antisémitisme. Une telle façon de penser doit être combattue, intervient alors cette formule qui se répète : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde[1]. » Une analogie pourtant fautive, dès lors que, dans les années 1930, il n’y avait pas de djihadistes, ni de prosélytisme religieux dans les clubs de football ou encore de contestations éducatives… Or, ce sont toutes ces crises qui suscitent une inquiétude massive aujourd’hui, et pourtant l’on rabat cette peur sur une autre, beaucoup plus ancienne. Finalement ce que les Français refusent aujourd’hui, c’est que la France ne devienne plus que minoritaire à l’intérieur de ses propres frontières. Car au-delà du terrorisme, ce qui inquiète aujourd’hui, c’est la montée du salafisme et la transformation de grandes parties du territoire.
Olivier Adam écrit dans Libération (11 décembre 2015) : « Le peuple old school est déboussolé ? (…) Pauvre petite France aigre, mesquine et ratatinée, si malheureuse qu’elle s’autorise à se jeter sans complexe dans les bras du FN. Je lui préfère la France new school. »
La France, l’Europe, subit une mutation, ce n’est pas nouveau, cela a été prédit[2]. Cette mutation est en quelque sorte accompagnée, au nom de la diversité, de l’égalité et de l’actualité, par la nouvelle politique scolaire. Les heures d’enseignement du français diminuent du collège au lycée, pour laisser place aux enseignements pratiques interdisciplinaires. Autrement dit, nous assistons à la disparition programmée des humanités françaises, au profit d’un catéchisme citoyen. Ceux qui encensent ce système se mobilisent au nom de la défense de la culture contre la montée du FN. A mon sens donc, nazifier ces électeurs en 2015, c’est commettre un contresens fatal. Peut-on pour autant faire confiance au parti de Marine Le Pen ? Ma réponse est bien évidemment négative, car il représente un parti démagogique dont les solutions proposées ne feront qu’aggraver le mal qu’il prétend combattre. Un parti dont la hargne montre qu’il n’a pas coupé les ponts avec ses origines, prônant un culte de la force qui se manifeste notamment par une admiration aveugle pour des personnages tels que Vladimir Poutine et Bachar el-Assad. Ce qui me paraît indispensable aujourd’hui, serait que les autres formations politiques prennent à leur compte ces inquiétudes et sachent y répondre par la modération des flux migratoires, par une vraie politique de l’intégration et une prise en compte de la valeur de l’éducation après un demi-siècle de réformes qui l’ont mise à genoux. Malheureusement ce n’est pas la voie que la doxa médiatique les engage à prendre. Nous nous obstinons à ne pas « voir », une obsession de la cécité qui devient particulièrement affligeante.
Question de l’audience :
Vous parler d’assimilation. A ceux qui ont placé le maréchal Pétain au pouvoir autrefois, peuvent-ils être mis sur un pied d’égalité avec les électeurs Front national ?
Alain Finkielkraut :
Ceux qui votent Front national aujourd’hui ne sont pas les mêmes personnes, d’ailleurs ils n’étaient pas votant à cette époque. Toutefois, on peut dire que sous couvert de préconiser l’ouverture, ils préconisent ce que Houellebecq a appelé très justement la soumission[3]. Il y a deux ans environ, un rapport a été remis au Premier ministre (alors Jean-Marc Ayrault) intitulé : La grande nation pour une société inclusive. Son auteur, Thierry Tuot (membre du Conseil d’Etat), s’en prenait avec violence à ce qu’il appelait la célébration angoissée du passé révolu d’une France chevrotante et confite dans les traditions imaginaires. Il disait : « L’intégration même des populations mal définies, sur un parcours incertain pour rejoindre je ne sais quoi. » A cette intégration, il préférait une société inclusive, promouvant autrement dit la France comme société multiculturelle. Il s’agit de respecter toutes les identités présentes sur le territoire national, et donc d’effacer l’identité générique, à savoir celle de la nation. Ce rapport était tellement violent qu’il a été mis de côté. Toutefois, je persiste à penser que les réformes de l’enseignement vont dans ce sens. Or, il me semble que pour réussir ce fameux « vivre ensemble », il faudrait donner à la communauté le sentiment d’appartenir à une même entité et d’en partager l’héritage. Voilà pourquoi je lui préfère le terme « d’amitié française », une amitié reconstruite à partir d’un enseignement exigeant de la civilisation française.
Question de l’audience :
En novembre dernier, le Nouvel Observateur publie une couverture titrant : « Qui sont les intellos de gauche en France aujourd’hui ? », appuyée par une pastille jaune : « 0 % Finkielkraut, Zemmour et les autres… [4] ».
Alain Finkielkraut :
Je n’en veux pas à l’Obs en particulier, cette couverture révèle une crise profonde du débat intellectuel en France. Cette crise a commencé en 2002 avec la publication du pamphlet Le rappel à l’ordre, par Daniel Lindenberg (éditions du Seuil) : une liste noire des intellectuels jugés coupables, dont je fais partie avec Michel Houellebecq, et de nombreux autres. Voilà le climat qui rend possible une telle couverture qui mettait en avant, je le rappelle, une pastille jaune, couleur qui ne fut pas choisie par hasard. Signe que malheureusement aujourd’hui, la chasse à l’homme a remplacé le débat intellectuel.
Question de l’audience :
Que pensez-vous de ce qui se passe en Allemagne, avec cette vague de près d’un million de réfugiés entrants, et Angela Merkel qui refuse d’imposer des limites ?
Alain Finkielkraut :
Je pense que la décision d’Angela Merkel a eu (et aura) des conséquences catastrophiques au niveau européen. D’ailleurs, elle veut elle-même faciliter le flot de réfugiés tout en demandant de l’aide à Erdogan (président de la République de Turquie), humiliant ainsi l’Europe face au prince du Bosphore. L’Allemagne hitlérienne, c’était l’expulsion jusqu’à l’extermination. Celle d’Angela Merkel, c’est celle de l’hospitalité, à tout prix. Je me demande alors si les Allemands ne cherchent pas ainsi l’expiation de leur antisémitisme d’hier. Un pays qui serait comme pris dans une frénésie du rachat de soi. J’ai peur d’un réveil « gueule de bois » de cette même Allemagne.
Sur le sujet de l’immigration, il aurait fallu mettre en place une conférence internationale, car l’Europe ne peut porter à elle seule les crises de l’Afrique et du Moyen-Orient. Notons d’ailleurs que les pays les plus riches – tels que le Qatar et les Emirats – sont aussi les frontières les plus fermées à l’immigration.
Question de l’audience :
D’après votre discours, toute référence à l’Histoire serait diabolisante ?
Alain Finkielkraut :
C’est une question qui m’a bien souvent préoccupé. Ce que je récuse n’est pas l’Histoire mais le monopole du traumatisme nazi. Je crois sincèrement que la Shoah est devenue une sorte de « souvenir-écran ». Il ne s’agit pas pour moi de l’effacer, si je dis cela c’est que nous ne voulons rien savoir d’autre. Aujourd’hui, c’est en vertu de cette obsession que l’on érige l’islamophobie en nouvelle mouture de l’antisémitisme. Et l’association n’est pas bonne, cela conduit à minimiser beaucoup trop de réalités présentes, mais aussi à l’oubli de la très longue querelle déjà existante entre l’Europe et l’islam. Au nom de cette mémoire de la Shoah, nous avons longtemps refusé de voir l’ennemi. L’islamisme n’est pas seulement la réaction à une politique humiliante de la pression occidentale. Le problème réside également à ses racines à l’image et l’intégration de la femme. Pour moi, aucune querelle ne sera réglée tant que l’image de la femme de l’islam ne sera pas libérée.
Question de l’audience :
Avec les élections régionales, il y a eu des consignes de vote, fallait-il les suivre ?
Alain Finkielkraut :
Je ne suis pas politologue. Si l’on veut empêcher le Front national, la stratégie du Front républicain n’est pas la bonne, car elle ancre l’idée d’une alliance entre la gauche et la droite et fait du Front national le seul parti d’opposition en France, ce qui contribuerait à son ascension.
Question de l’audience :
Quels conseils donneriez-vous pour résoudre les déficits divers du pays ?
Alain Finkielkraut :
Je crois qu’il faut s’atteler à la reconstruction de l’école. Faire de ce lieu une transmission des connaissances. Rendre leur place aux humanités et ne plus faire de la sélection une insulte à la laïcité, car elle est une valeur républicaine. Le « cours magistral » en enseignement est un pléonasme finalement, il doit être remis à mon sens au cœur même de l’enseignement. Il faut aussi arrêter ce fétichisme technologique (tablettes numériques, etc.). Aux Etats-Unis, notons que les enfants de Steve Jobs et des dirigeants des plus grandes entreprises technologiques mondiales sont placés dans des environnements totalement déconnectés. L’urgence serait de déconnecter l’école française. Pour ce qui est du problème de l’intégration, c’est similaire : l’école doit assumer la responsabilité d’intégrer les enfants. Car ils sont des nouveau-nés qui entrent dans un monde plus vieux qu’eux. Tous ces enfants, peu importe leur classe sociale, sont alors des immigrés à intégrer.
Question de l’audience :
Que représente la laïcité pour vous finalement ?
Alain Finkielkraut :
C’est la solution trouvée par l’ensemble des Etats européens pour sortir des guerres de religions. La loi ne vient pas de Dieu mais des hommes. Ce que le Califat prêche comme péché suprême. La laïcité, finalement, condamne nos enfants et les corrompt. En France, « laïcité » est un principe inscrit dans la Constitution, ce qui la différencie des autres pays occidentaux, par son interdiction du port du voile à l’école par exemple. Pascal, lui, prône l’indépendance de l’ordre spirituel. L’école pour moi est précisément le lieu où s’inscrit cette indépendance.
Propos recueillis par Aurélie Caillard
Alain Finkielkraut était l’invité des « Dîners du dialogue » du lundi 14 décembre 2015, animés par Michel Hannoun et Emile H. Malet.
Membre de l’Académie française, M. Finkielkraut a été reçu sous la Coupole du quai Conti le lundi 28 janvier 2016.
Par Alain Finkielkraut
[1] Bertolt Brecht, la Résistible Ascension d’Arturo Ui , 1941.
[2] « Vous avez peur d’être culturellement minoritaire. Mais cela va se passer, ça s’appelle une mutation, l’Europe va muter, elle a déjà commencé, il ne faut pas avoir peur. Cette transformation est peut-être effrayante pour certains, mais ils ne seront plus là pour en voir l’aboutissement. » Léonara Miano, romancière, prix Femina, sur le plateau de l’émission Ce soir ou jamais (France 2 TV), en 2013.
[3] Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, janvier 2015.
[4] « Qui sont les intellos de gauche en France aujourd’hui ? » , in Le Nouvel Observateur, 5 Novembre 2015.