Comme toujours en France, les grandes questions qui concernent la sécurité des citoyens, qui est pourtant le droit fondamental qui conditionne toutes les autres libertés, au lieu de faire l’objet d’un débat sérieux fondé sur des données juridiques objectives, donne lieu à des polémiques stériles où se mêlent postures idéologiques et arrière-pensées partisanes.
L’adoption par l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnelle sur l’état d’urgence et la déchéance de nationalité[1] en est le parfait exemple, la tactique politique l’ayant largement emporté, aussi bien à gauche qu’à droite, sur des considérations ne concernant strictement que le droit, et il en est de même au Sénat.
En ce qui concerne la déchéance ou la perte de nationalité, les choses sont pourtant claires et simples à résumer.
Il est certes possible, mais non nécessaire, d’inscrire cette déchéance dans la Constitution.
Pourquoi ?
1/ D’abord parce qu’aucune norme internationale ne l’interdit :
– la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, qui prévoit dans son article 15 que tout individu a droit à une nationalité, n’a pas valeur de droit positif en France ;
– la Convention des Nations unies du 28 septembre 1954 sur le statut des apatrides, signée et ratifiée par la France, autorise contrairement à ce qui est trop souvent affirmé l’expulsion d’un apatride pour des raisons de sécurité nationale et d’ordre public et précise même que les Etats accordent dans ce cas à l’apatride un « délai raisonnable » afin de « chercher à se faire admettre régulièrement dans un autre pays » ;
– la Convention de l’ONU du 30 août 1961 qui interdit de créer des apatrides a été signée par la France mais n’a pas été ratifiée : elle n’est donc pas applicable, et de toute façon elle prévoit des exceptions, notamment pour des actes de terrorisme ;
– la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 ne contient aucune disposition spécifique sur la déchéance de nationalité et la Convention sur la nationalité de 1997 du Conseil de l’Europe sur la nationalité n’a pas été ratifiée par la France.
2/ Ensuite et surtout parce que notre droit positif tel qu’il existe, en l’occurrence le Code civil, prévoit expressément les conditions dans lesquelles une personne peut perdre la nationalité française ou en être déchue.
Il s’agit du chapitre IV du Code civil, intitulé « Perte et déchéance de nationalité », et plus particulièrement de l’article 23. Les articles 23-7 et 23-8 sont explicites : ils permettent de priver un individu coupable d’actes de terrorisme de sa nationalité par un décret en Conseil d’État.
L’article 23-7 prévoit que « le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré avoir perdu la qualité de Français », et l’article 23-8 précise : « Perd la nationalité française le Français qui, occupant un emploi dans une armée ou un service public étranger ou dans une organisation internationale dont la France ne fait pas partie ou plus généralement leur apportant son concours, n’a pas résigné son emploi ou cessé son concours nonobstant l’injonction qui lui en aura été faite par le gouvernement ».
Les articles 25 et 25-1 du Code civil prévoient, de leur côté, la déchéance de nationalité pour un individu naturalisé ou binational, « sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride », et « s’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou de délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme […] ».
Il serait donc tout à fait possible d’appliquer, sans attendre, ces dispositions, et le cas échéant de les adapter si nécessaire aux circonstances actuelles, c’est-à-dire au cas des djihadistes et autres terroristes islamistes, par le vote d’un simple projet de loi. Qui pourrait également supprimer la restriction prévue par l’article 25 du Code civil concernant le cas où l’individu mis en cause risquerait de devenir apatride.
Ces loi votées par le Parlement pourraient être, évidemment, soumises au Conseil constitutionnel, qui aurait ainsi l’occasion de valider ou non cette actualisation, étant précisé qu’il avait d’ores et déjà jugé conformes à la Constitution les articles 23-7 et 23-8 du Code civil, tels que la loi du 22 juillet 1993 les avait rédigés (Décision 93-321 DC du 20 juillet 1993). On peut d’ailleurs noter à ce propos que c’est dans cette même décision que le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur un autre grand principe du droit de la nationalité du droit français : il a considéré en effet que le droit du sol (jus soli) n’était pas un principe de valeur constitutionnelle.
3/ Il résulte de tout ce qui précède que la perte ou la déchéance de nationalité est une mesure qui est d’ores et déjà possible parce que prévue par le Code civil, et qui peut viser aussi bien les binationaux que les ressortissants nationaux (Décision du Conseil constitutionnel no 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, Ahmed S. [Déchéance de nationalité]). Il n’est donc pas nécessaire de modifier la Constitution : le vote d’une loi suffirait. Ce ne serait que si le Conseil constitutionnel considère cette loi comme contraire à la Constitution que la question d’une révision constitutionnelle pourrait, alors, mais alors seulement, utilement se poser.
4/ En ce qui concerne l’ultime argument consistant à considérer qu’il serait inacceptable de créer par la déchéance de nationalité des individus apatrides, il faut rappeler qu’il existe un statut parfaitement légal applicable aux apatrides que l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) est précisément chargé d’appliquer et de gérer. Il est donc totalement faux, ici encore, d’affirmer que l’apatride serait privé de tout statut au plan national ou international. C’est d’ailleurs l’objet même de la Convention des Nations unies de 1954 citée supra.
Enfin, le fait de créer des apatrides serait-il susceptible d’être sanctionné par la Cour européenne des droits de l’homme comme certains le prétendent ?
La réponse à cette question est négative : les rares cas où un Etat a été condamné pour avoir créé des apatrides (par exemple Malte ou la Slovénie) ne visent en rien des individus impliqués dans des actes de terrorisme. Il est donc impossible de préjuger de la position de la Cour de Strasbourg dans ces cas bien spécifiques.
En conclusion, il apparaît totalement inutile de modifier la Constitution pour régler le problème de la déchéance de nationalité : cette question relève du domaine de la loi ordinaire, comme le précise d’ailleurs l’article 34 de la Constitution, et il suffit donc d’appliquer – sous le contrôle du juge – les règles de droit existantes, quitte à les amender si nécessaire pour mieux répondre aux nouvelles formes de terrorisme auxquelles la France est confrontée. Tout le reste ne relève que de la tactique politicienne.
Olivier Passelecq
Professeur à l’IPAG de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
[1] L’article 2 prévoit qu’une personne peut être déchue de la nationalité française « lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ».