Je concentrerai mon propos sur les réseaux électriques. A mon avis, il y a deux raisons pour s’en occuper. Il y a d’abord la forte dépendance des importations. L’Union européenne importe de l’énergie – gaz, pétrole, charbon, uranium – de la valeur d’environ 400 milliards d’euros par an. C’est trop. Avec un marché intérieur qui fonctionne, on pourrait réduire cette dépendance. De plus, Gazprom annonce qu`à partir de 2018, la compagnie russe ne livrera plus de gaz à travers l’Ukraine.
Deuxièmement, nous sommes loin du marché unique comme il a été décidé dans le passé. Le marché n’est pas complet. On ne peut pas acheter son électricité où l’on veut.
A mon avis, un important changement s’est produit ces vingt dernières années. La technique a remplacé le prix. Autrefois, il y avait une concurrence par le prix. Celui qui offrait son électricité le meilleur marché avait gagné. Aujourd’hui, on demande d’où vient l’électricité. Est-elle renouvelable ou pas ? Les Autrichiens – pour donner un exemple – se sont mis d’accord pour ne plus acheter de l’électricité nucléaire à partir de 2015. Qui l’achète quand même sera stigmatisé. Il n’y a pas de loi – ce qui serait contraire aux règles de l’Union européenne – mais un tacite accord.
En conséquence, il y a une renationalisation de la politique énergétique. Chaque pays s`occupe d`abord de ses propres problèmes. Prenons par exemple l’Allemagne, elle veut aller plus vite que ses voisins et a décidé d’augmenter la production d’électricité renouvelable, elle veut augmenter l’efficacité électrique et réduire la production du CO2. Avec ses objectifs, elle va au-delà des buts européens, elle pense que l`Europe freine le progrès, elle veut faire mieux.
Entre parenthèses, elle connaît des problèmes surtout avec le CO2 parce que 50 % de notre électricité est produite dans des centrales à charbon, 25 % vient des renouvelables.
La politique des renouvelables fait presque l’unanimité en Allemagne et en Autriche. Les différents partis se sont mis d’accord sur les renouvelables, les sondages les soutiennent. 70 % de la population ou plus sont en faveur des renouvelables. Bien sûr, il y a aussi ceux qui défendent encore le nucléaire mais le débat est pratiquement clos. La transformation est irréversible.
Après le nucléaire, nombreux sont ceux qui veulent aussi sortir du charbon. Il y a beaucoup de manifestations contre le charbon, surtout contre le lignite. On a donc un problème avec la Pologne qui mise sur le charbon.
En conséquence, les grandes entreprises allemandes comme E.ON, RWE, EnBW et Vattenfall, qui ont misé sur le nucléaire et le charbon, sont en pleine crise. Et elles n’ont plus ou peu d’argent. C’est peut-être le plus important message en relation avec les réseaux électriques, le manque d’argent. Il nous manque l’argent des entreprises pour financer les réseaux parce que les réseaux sont privés.
En somme, les Allemands ont intérêt à importer de l’électricité renouvelable ou à l’exporter, mais pas l’électricité nucléaire ou provenant du charbon. On ne ferme pas les centrales nucléaires pour importer de l’électricité nucléaire. Ce qui limite le commerce. Bien sur, l’électricité reste de l’électricité, ce sont des électrons qui sont tous égaux, mais on peut distinguer l’origine, on peut « marquer » l’électricité.
On triche aussi. Par exemple, les entreprises allemandes achètent de l’électricité verte en Norvège, et la Norvège achète de l’électricité nucléaire à la Suède ou à la Finlande. Ainsi les Allemands ont leur électricité renouvelable et les Norvégiens disposent de leur électricité nucléaire. Chacun est content et du reste on n’en parle pas.
Permettez-moi de revenir sur la renationalisation. Il paraît que l’UE n’a plus beaucoup d’amis. Cela n’est pas vrai. Un récent sondage du Pew Institute, une organisation américaine, montre que 70 % de la population européenne est en faveur de l’Union européenne, même en Grande-Bretagne. Mais nous avons l’habitude de critiquer Bruxelles et la Commission. Il y a un repli sur la nation, sur la région, sur soi-même. L’UE est considérée comme peu démocratique. Quand j’observe le débat énergétique, il n’a lieu qu’à l’intérieur de chaque pays. Mais pas en Europe. Certes, les experts discutent en anglais mais les gens ordinaires intéressés par l’énergie ne discutent que dans leur espace linguistique – ou dans leur fief. Comme il n’y a pas de langue européenne, il n’y a pas d’opinion publique européenne.
Bien sûr, nous nous respectons. Nous respectons le fait que chaque citoyen, chaque citoyenne, parle sa propre langue. Mais par conséquent, il n’y a pas de débat européen. A Bruxelles, il y a plusieurs cercles ou clubs qui s’occupent de l’énergie. Ils sont tous nationaux. On ne parle que dans sa propre langue. Certes, quelques-uns font un effort particulier, mais en réalité les réunions se déroulent dans les capitales dans leurs langues nationales.
Et pourtant le monde a changé. Nous observons une véritable globalisation des valeurs, des idées, des souhaits, des visions. Mais en Europe – où l’on est fier de ses valeurs –, on n’en discute que dans son espace linguistique. On ne traite pas les problèmes de l’électricité et du gaz au niveau européen. Et pourtant l’énergie est devenue un sujet populaire. Les seuls à en discuter sont les fonctionnaires, les experts, les ingénieurs qui savent s’exprimer en anglais. La masse des gens intéressés ne participe pas à ces débats parce que la traduction est trop onéreuse.
Au niveau de l’énergie le débat n’a donc pas lieu. La conséquence qui en découle, c’est la renationalisation.
Je le comprends. Mais comment voulez-vous réaliser une politique commune sans une opinion commune ?
Les Allemands veulent sauver la planète avec leur politique verte. Ils veulent prouver que le vent et le soleil suffisent pour nous approvisionner en énergie. Même dans les régions comme la nôtre. Et il y a du progrès. Grâce à la recherche, on produit aujourd’hui des cellules photovoltaïques dont le coût par kWh est comparable au coût de l’électricité produite par le lignite.
Les consommateurs savent naturellement que le vent souffle au nord et que le soleil est abondant au sud, mais cette connaissance ne les a pas encore convaincus. Nous payons chaque année 20 milliards d’euros pour les renouvelables – et nous sommes satisfaits.
Mais j`aimerais bien confronter – en ce qui concerne l’énergie – les Allemands et les Autrichiens avec les autres Européens. Que faisons-nous avec nos systèmes différents ? Suffit-il de construire de lignes à haute tension ? Les Français permettront-ils de construire une ligne pour approvisionner l’Allemagne si, déjà en Bavière, il y a une forte résistance populaire pour construire une ligne afin de transporter l’électricité éolienne du nord au sud ? Actuellement, un important conflit oppose la Bavière au Bade-Wurtemberg et à la Hesse. En Bavière, il y a une forte résistance populaire contre une ligne qui transporterait l’électricité du nord au sud. La conséquence sera un retard et des coûts supplémentaires. Nous nous trouvons devant un problème de nature démocratique. Les gens protestent contre ce qui paraît raisonnable.
Et que faisons-nous quand il y a ni vent ni soleil ? Il nous faut des réserves. Mais est-ce que les réserves dans les pays voisins peuvent être utilisées ? Et que fait-on si les réserves sont nucléaires ?
Récemment, l’Allemagne a convoqué une conférence européenne pour harmoniser les règles de l’énergie. On a annoncé un pacte avec la Norvège et la Suède pour la création d’un marché libéral. Il n’y aura pas de « capacity market ». On achète et on vend – sans subvention. Un livre vert du ministère de l’Economie et d’autres études ont montré que cela peut fonctionner. En toute fin, c’est le consommateur qui paie.
L`opinion de la Commission européenne est différente. Ils ne veulent pas exclure le principe d’une subvention pour les centrales classiques. On veut un « capacity market » européen. Alors que faire ? Certes, il faut se mettre d’accord si l’on veut éviter un marché divisé. Mais comment ?
Parfois nous, Allemands, sommes confrontés avec le problème de l’abondance. Certains jours, les énergies renouvelables produisent plus d’électricité que nous sommes capables de consommer. On doit forcément la vendre ou la donner à bas prix aux voisins. Mais souvent les voisins ne la veulent pas. Ils n’en ont pas besoin ou prennent l’électricité gratuitement. Dans ce cas, nous payons leur électricité avec nos subventions. A la longue, ce n’est pas une bonne solution.
Bien sûr, en théorie, il y a des solutions idéales. Avec l’électricité des éoliennes on pourrait transformer l’hydrogène en méthane, la prétendue méthanisation du CO2. En France, vous avez de bonnes équipes. On pourrait aussi utiliser l’hydrogène pour les voitures électriques. Mais la méthanisation coûte trop chère et la voiture électrique aussi. C’est pourquoi il y a beaucoup de recherche en Allemagne, on pense que la transformation énergétique est une chance pour moderniser l’économie. Mais comme en technologie il n`y a pas de miracle, cela prend du temps. Si jamais cela fonctionne.
Les centrales de réserve sont un problème même national et surtout national. La Bundesnetzagentur qui, en Allemagne, assume la responsabilité des réseaux estime que pour l’hiver 2015/2016 nous avons besoin d’au moins 6 700 mégawatts. C’est deux fois plus qu’en 2014/2015 parce que la centrale nucléaire de Grafenrheinfeld en Bavière sera mise hors circuit. Heureusement, nous pouvons acheter la réserve en Autriche qui ne produit pas de l’électricité nucléaire. Mais une année plus tard, la réserve sera de nouveau de 6 000 MW. D’ou vient alors l’électricité ?
Le problème de l’Allemagne est que le vent souffle au nord et que l’industrie se trouve surtout au sud. Le Land le plus industrialisé est aujourd`hui le Bade-Wurtemberg. Il se trouve au sud. Aujourd’hui, il est trois fois plus industrialisé que le Nordrhein-Westfalen, autrefois le cœur de l’industrie allemande. C’est pourquoi, autrefois, on construisait les centrales nucléaires dans le sud. Elles étaient proches des centres d’industrie. Mais avec la fermeture des centrales nucléaires, il nous manque des réserves.
Il y a aussi un problème financier. Les Länder du nord ont moins d’argent que les Länder du sud. La vente d’électricité au sud aiderait les budgets du nord. La construction des réseaux a donc aussi un aspect financier.
Je vais dire un mot sur les Stadtwerke. Bien qu’il y ait une association européenne, nommée CEDEC, ou Centre européen d’évolution économique, ils sont une spécificité du centre de l’Europe. La tradition veut que les villes avaient et ont une liberté particulière qui leur permet d’entretenir des entreprises, par exemple les Stadtwerke, qui s’occupent des déchets, des transports, de l’eau, du gaz et de l’électricité. Actuellement, il y a un grand intérêt à créer de nouvelles Stadtwerke. Les Stadtwerke ont donc des clients qui paient, la ville peut gagner des sous. Les Stadtwerke en Allemagne ont en plus le droit de disposer de tous les réseaux à l’intérieur de leur ville, c’est-à-dire aussi du réseau électrique pour lesquels il y a de temps en temps un appel d’offres. Leur avantage est qu’ils sont proches du client, ils se considèrent donc plus démocratiques que les grandes entreprises. Et parfois les recettes des Stadtwerke financent le transport public. Ces avantages les favorisent vis-à-vis des grandes centrales classiques.
CEDEC représente les intérêts de 1 500 compagnies régionales et locales qui servent 85 millions de clients en gaz et électricité. Souvent leur propriété relève des instances locales. Ils s’engagent dans l’électricité, le gaz, la chaleur, les réseaux, les smart grids, etc. Ils investissent dans l’infrastructure locale. Et ils emploient 350 000 personnes. Avec un chiffre d`affaires de 120 milliards d’euros, ils sont un investisseur important. Personnellement, je pense que les Stadtwerke ont un bel avenir devant eux.
Le but de notre propos est d’organiser un vrai débat en Europe entre les Européens intéressés en vue de créer une opinion publique européenne. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde globalisé mais nous nous replions sur nos idées nationales ou même locales. La conséquence fait surgir les contradictions que nous expérimentons aussi dans le secteur de l’énergie électrique.
Naturellement, il y a déjà un débat (mais entre les experts) par exemple entre la France, le Benelux, la Suisse, l’Autriche et l’Allemagne. On essaye de définir un marché où la consommation et la production coïncideraient. Les deux doivent être synchronisées. C`est pourquoi on parle beaucoup des « capacity markets ». Si l’on pouvait utiliser les capacités des voisins pour ses propres besoins, ce serait d’après moi un grand avantage. Et ce serait plus européen que le statu quo qui revient cher aux consommateurs.
Les Allemands et les Norvégiens envisagent une ligne à haute tension pour 2018, sous la mer, pour stocker l’électricité. Quand il y a trop d’électricité en Allemagne, par exemple de l’électricité éolienne, on la dirige vers la Norvège qui la stocke en eau dans ses montagnes, et quand l’Allemagne en a besoin, les Norvégiens la revendent et la ligne à haute tension sert de moyen de transport. On perd un certain pourcentage en énergie parce que chaque stockage coûte en efficacité, mais on a de l’électricité garantie. Il y a le même projet entre la Norvège et la Grande-Bretagne mais seulement pour 2023. Apparemment, une seule ligne n’est pas suffisante. Il en faudrait plusieurs mais peut-être l’idée fera-t-elle son chemin.
Je suis sûr qu’il y a des solutions mais elles seront chères parce qu’il nous faut une nouvelle infrastructure et les nouvelles lignes sont coûteuses. Les énergies renouvelables demandent un autre marché que les énergies traditionnelles. Et ce nouveau marché a son prix. Il coûtera cher au moins au début. Après, on verra.
Je me suis souvent demandé si l’article 194 du traité de Lisbonne était réaliste. Il donne à l’Union européenne le droit de s’occuper du marché, de la sécurité de l’approvisionnement, de l’efficience et des nouvelles énergies, des énergies renouvelables et des réseaux, et il laisse aux Etats membres le droit de décider de leur mix énergétique. Mais en réalité, les objectifs sont tous interdépendants. Les réseaux dépendent du mix.
C’est là que le bât blesse. C’est pourquoi je souhaite à la Commission européenne au-delà de la fantaisie et des visions dont elle est capable, de trouver une solution intelligente et je souhaite aux Etats membres de s’unir dans une solution européenne qui nous coûtera moins d’argent.
Rolf Linkohr
Ancien député européen, Allemagne