Par une glaciale soirée de janvier, je me trouvais avec une foule devant les 3-Luxembourg pour voir le film de Nurith Aviv Poétique du cerveau. La cinéaste m’avait encore une fois sollicité pour tchatcher avec elle et les spectateurs à la fin de la représentation. Drôle d’affaire, mais bien de notre temps, plutôt frais donc ce soir-là. Le scénario en effet mêlait des séquences très personnelles et intimes de Nurith portant sur l’enfance et la figure de bénie la mère avec des interviews de chercheurs en « neurosciences » : neurones en miroir, apprentissage du langage, de la lecture, bilinguisme, transmissions des émotions par les odeurs, exploration de « l’interface » entre psychisme et corps, etc., presque tout y passait, y compris le cerveau de la cinéaste exposé par coupes successives joliment colorées lors d’une IRM. Qu’attendait donc de moi Nurith la printanière, sinon, dit-elle, dès le début à la salle, que je la surprenne !
En réalité ce fut moi le surpris, car je ne m’attendais pas avec elle à avoir, une fois encore, mal à mon semblable.
Quoique non décrite encore, cette pathologie en effet – le mal au semblable – est bien commune de nos jours où s’éclipse l’instance susceptible de rendre tolérable la différence entre créatures par une promesse de jouissance – j’évoque la figure paternelle bien sûr avant que sa privatisation par un groupe national ou religieux ne l’interprète, cette différence, comme une menace provoquée par celui qui d’être autre est alors vécu comme étranger.
La propriété de l’intégrisme religieux ou nationaliste est d’homogénéiser les membres du groupe en déplaçant le lieu de la différence sur la frontière, lieu de séparation avec l’étranger. Et dès lors toute différence entre membres du groupe est éprouvée comme hérésie, à retrancher donc, la tête souvent y compris. La main pour le vol, la tête pour la divergence d’idées.
Le débat d’idées ou plutôt d’opinions pour être plus près de la vérité, dans notre démocratie montre la radicalité de cette exigence d’homogénéisation empressée à rejeter dans les ténèbres qui n’est pas conforme.
Chacun ainsi a facilement mal à son semblable mais nous en sommes encore au stade où cette opinion vraie n’a pas pris le pouvoir.
Gentiment néanmoins, comme toujours avec elle, je fus amené à inventer pour Nurith quelques remarques qui peuvent intéresser d’autres lecteurs.
Il conviendrait d’abord de se méfier du terme de « neurosciences ». Si on s’adresse à un « scientifique » pour savoir ce qu’est la « science », il n’a pas de réponse (j’ai plusieurs fois fait passer l’épreuve à certains qui étaient excellents et reconnus) et renvoie à la philosophie, à K. Popper en général. Le problème est que ce qui intéressait Popper était ce qui distinguait la science de l’idéologie, soit sa réfutabilité, mais pas son essence.
Il est notable à ce propos que les « neurosciences » se présentent volontiers comme irréfutables, puisque les fonctions cérébrales se trouvent par elles cartographiées, visibles vous dis-je comme je vous vois, ce qui rencontre une objection immédiate : si le principal du fonctionnement psychique est en effet animé par des valeurs, par exemple l’amour et la haine, la fidélité et la traîtrise, le gout du mal et la précarité du bien, le dégout ou l’investissement esthétique, la tentation de l’adultère et de meurtre du père, le courage et la lâcheté, etc. et etc., nos sages expérimentateurs vont-ils nous révéler, cartes à l’appui, leurs circuits ou leurs centres ?
Car leurs expériences explorent certes les capacités organiques de l’encéphale mais dans des situations, celles aseptisées du laboratoire, qui n’ont rien à voir avec celles bien réelles, polluées, où ledit organisme est plongé. Il n’est pas de mouvement psychique qui ne soit concerné par la relation à autrui, que ce soit celle de la maîtrise ou de la soumission, du désir sexuel, du travail et de son exploitation, de la solitude ou du compagnonnage, etc., et la potentialité des fonctions explorées en laboratoire se prête à être inhibée ou exhibée, réduites ou exaltées selon les circonstances sociales .
Si l’encéphale humain est biologiquement proche de celui du singe supérieur, il doit bien néanmoins en différer par un trait essentiel puisque si je peux apprendre à ce singe à compter un nombre limité de coups, jamais il n’apprendra l’addition ni la multiplication et encore moins la soustraction.
Donnons cette information à nos professeurs : jamais, et pour toujours jamais, un animal ne parviendra, malgré la répétition des expériences, à isoler le concept de l’unité, du Un.
Et chez l’homme il conviendrait que nos « scientifiques » nous montrent les circuits de son acquisition puis de son fonctionnement, et en particulier de celui suprême, le Un divin.
Lâchons le mot : nos neuroscientifiques sont réac. Ils reprennent en effet une antienne, et que l’on croyait largement dépassée, celle du biologisme dont une première résurrection se fit dans les années 30. Son succès fut bien sûr politique puisque, à avancer que le destin de l’homme relève de son organisme, elle le prive de toute responsabilité subjective et morale, bref elle le décervelle. Nos braves expérimentateurs sur le cerveau ignorent que leur agissement est celui-là même du décérébré puisqu’ils ne sont arrimés par aucune réflexion sur le caractère, idéologique, de leur méthode.
Voulez-vous que nous esquissions quelques preuves de l’a-scientificité de leur projet ?
Les neurones en miroir : en 1936, Henri Wallon puis Jacques Lacan avec son « stade du miroir » montrèrent que le Moi, dès l’âge de 12-18 mois, se constitue à l’image d’un semblable. Bref que le Moi est un autre. En découvrir le fonctionnement neuronal est une application de ces travaux qu’ils ne citent nulle part, et leur justification organique pas une innovation.
Le bilinguisme. C’est une fausseté facile à vérifier de dire comme ils le font que le bébé sépare les phonèmes des deux langues qui leur sont parlées, assurant la spécificité de chacune. Nos propres langues nationales ne sont-elles pas déjà elles-mêmes bilingues et plurilingues ? Mais surtout ils auraient à nous expliquer pourquoi c’est régulièrement l’une des deux qui sera dominante et pourquoi, de façon quasi systématique, chacun de nous parle au moins deux langues, à partir de la sienne, l’une tendue, officielle, correcte et l’autre relâchée, en pantoufles.
Les odeurs : belles études. Sauf qu’aucune ne dira ce qui compte avec elles, soit la transition insensible entre la provocation à la fuite à cause du dégoût et celle à la saisie par l’incitation au désir.
La lecture : il y a donc un centre cortical qui s’active lors de l’apprentissage de la lecture. Sans lésion vérifiable, pourquoi reste-t-il silencieux chez les enfants, bien sous tout rapport sauf qu’ils sont alexiques ?
Les Anciens pouvaient situer le lieu qui nous commande dans un organe quelconque apparemment, le cœur, le foie, la rate, certains plus bas du fait de leurs pratiques. Il y a aussi sans doute un matériel organique dont la qualité est propre à chacun mais, concernant le cerveau, on sait sa plasticité remarquable pour répondre aux nécessités, bien au-delà des paramètres ou des circuits fixes observables en labo. Mais le plus important est sans doute que les observations faites en ce lieu non seulement concernent un individu abstrait, détaché de toute condition d’échange réel, mais en outre chargé de faire aboutir une tâche alors que c’est le ratage qui domine nos existences.
Comment nos aimables chercheurs vont-ils mettre en place des protocoles pour étudier les circuits qu’empruntent les ratages de leur vie ?
Cela dit, le film de Nurith Aviv était plutôt réussi pour illustrer l’éventuel nomadisme – circuit imprévisible – de notre esprit.
Charles Melman