Cet article a été écrit cet été après les attentats du mois de janvier mais avant l’horreur que nous venons de subir ce 13 novembre. Il n’en prend malheureusement que plus d’acuité. Dans La sagesse de l’amour, le philosophe Alain Finkielkraut nous dit en introduction : « Il existe dans de nombreuses langues un mot qui désigne à la fois l’acte de donner et celui de prendre, la charité et l’avidité, la bienfaisance et la convoitise, c’est le mot Amour. »
En ces temps de guerre et de bouleversements politiques, il convient de s’en souvenir. Depuis que la France a proclamé la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789, notre pays et plus particulièrement les mouvements politiques de gauche s’en sont proclamés les défenseurs.
Si la France fut la patrie de la Déclaration, elle n’a pas toujours respecté ces fameux droits durant ces deux derniers siècles.
Ni le suffrage universel, qui ne fut instauré que sous la IIIe République pour les hommes et seulement en 1945 pour les femmes, ni la séparation des pouvoirs et le respect de la liberté d’expression n’eurent vraiment cours jusqu’en 1875 ; à l’exception de l’éphémère et néanmoins vaillante deuxième République.
Mais de quels droits parlons-nous exactement, sont-ils ceux de la déclaration de 1789 ? Celle-ci, dans l’ensemble de ces articles, énumère ces droits et en donne une définition. Et en premier lieu l’égalité, bien sûr.
Art. 1 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
Mais elle proclame également les droits à La liberté, la propriété, la résistance à l’oppression, et en pose les limites pour certains.
Art. 3 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »
Tous ces droits sont issus de la réflexion du siècle des Lumières qui a vu s’affronter les principes de droits naturels et de droits positifs. Ils sont la déclinaison de cette dernière vision que Hegel dans Principes de philosophie du droit a posée comme base et fondement de l’Etat de droit.
Notre devise « Liberté-Egalité-Fraternité » n’en est donc qu’une vision édulcorée.
Cette Déclaration de droits est aussi une déclaration de devoirs, elle jette les bases du contrat moral, éthique et social du nouvel Etat démocratique français, et qui deviendra au fil des luttes du XIXe siècle comme le socle et le fondement de notre Etat moderne, que chaque gouvernement devra respecter au risque de se perdre lui-même.
Cependant, l’évolution des textes législatifs, puis de la jurisprudence prenant appui sur la Déclaration ainsi que l’évolution politique et sociale de la France ont donné d’avantage d’importance aux droits relatifs à l’égalité.
Mais n’est-on pas allé trop loin ?
Il en va ainsi de tous ces droits en découlant : égalité devant la loi, devant la charge et la dépense publique, égalité de tous les citoyens devant l’administration, égalité dans l’éducation, égalité des sexes, égalité de droits économiques et bien d’autres encore.
Droits de ci, droits de là… Et pourtant jamais notre pays n’a souffert d’autant d’injustices et d’inégalités depuis la Seconde Guerre mondiale.
Cette idée d’égalité a pris tellement d’importance que c’est essentiellement sur cette dernière que la gauche française a réformé notre pays dans ces trois dernières décennies.
Cependant, la dernière censure du Conseil constitutionnel sur la loi Macron 1 semble bien indiquer cette limite. C’est au nom de ce principe d’égalité que l’on ne peut même plus différencier un impôt ou un avantage économique pour favoriser les plus démunis.
Et notre refus de faire des différences au sein de la population, ne serait-ce que pour identifier des terroristes, réduit la capacité de notre Etat à protéger ses citoyens, dont c’est pourtant la fonction initiale.
Il faut donc en revenir aux fondements philosophiques de l’égalité et même de notre devise républicaine, « Liberté-Egalité-Fraternité ».
Qu’est-ce que l’égalité d’un point de vue philosophique ?
C’est avant tout reconnaître l’autre, son prochain, son concitoyen ou son ennemi comme soi-même, le prendre pour tel qu’il me ressemble en tant qu’être humain. Dépouillé de tout conditionnement social, comme aurait pu dire Jean-Paul Sartre, il apparaît dans sa nudité brute à mon regard.
Il n’est pas noir, blanc, riche, fonctionnaire, médecin, communiste, arabe ou juif, il est être humain. C’est dans son regard que je me retrouve, dans son sourire que je me reconnais et dans ses larmes que je compatis.
Ainsi cette véritable reconnaissance de mon alter ego, mon égal, appelle ma responsabilité comme a pu l’énoncer Emmanuel Levinas.
Je me dois à l’autre, car je le « com-prends » et il s’intègre à moi. Je rentre en lui par mon regard et je me rends responsable de sa destinée. Comme je me reconnais en lui, nous sommes alors identiques et nous avons une identité réciproque, une identité commune, celle de la reconnaissance mutuelle en tant qu’être humain.
Cela, c’est l’égalité !
Aussi n’est-il pas temps de réinventer notre vision du contrat social pour permettre à chacun de trouver sa place dans le respect des valeurs et de la culture françaises ?
Car, malgré tous ces progrès, on est en droit de demander pourquoi tant de personnes se sentent-elles rejetées, exclues, pourquoi même le racisme existe-t-il encore ?
Etrange sentiment ! Qui rejette l’autre ? Qui se sépare ? Qui s’exclut ? En fait, chacun de nous dispose d’un grand nombre de droits dans notre société et visiblement tous ne se sentent pas égaux!
La réponse en est simple : « les droits » sans l’éthique ni la responsabilité ne valent rien ! Ils ne deviennent que des revendications sociales et matérielles.
En effet, le processus du « vivre ensemble » et de l’intégration passe par cette reconnaissance mutuelle qui découle de l’égalité intrinsèque des êtres entre eux et qui fonctionne par un processus d’identification aux valeurs communes de notre pays.
Or la laïcité, bras armé de la sécularisation de notre démocratie depuis le début du XXe siècle, ne parvient plus à accomplir cette identification.
En particulier avec les dernières vagues d’immigration, il n’y a pas pu y avoir identification en grande partie en raison de la rupture coloniale. Il n’y a pas eu non plus volonté d’intégration réelle du côté de la France face à des populations que l’on considérait uniquement d’un point de vue économique dans les années 60.
C’est à notre génération qu’il revient de procéder à ce processus de réciprocité. Mais pas en reniant ce que nous sommes : Français dans l’Europe, défenderesse de la grandeur et de l’histoire de la civilisation occidentale, démocratique et inventrice des droits de l’homme, de l’égalité des sexes et du mariage homosexuel.
Mais bien plutôt en ouvrant en grand les portes de cette reconnaissance mutuelle.
Toutefois cela ne peut fonctionner que si cette reconnaissance mutuelle est à double sens. Or cela nécessite une volonté d’assimilation des valeurs de notre pays par ceux qui y sont accueillis et un travail d’intégration de la part des citoyens. Autant la France doit accueillir en tant que « frères humains » ceux qui viennent d’arriver et leurs descendants, autant ceux- ci doivent faire l’effort de se reconnaître dans la France. Et cette ouverture à l’autre passe par l’école d’abord, c’est un euphémisme de le dire, mais également par le processus de reconnaissance identitaire.
En voici un exemple. Depuis Vichy, la France refuse de proposer à ses immigrés ainsi qu’à leurs descendants français la possibilité de changer leur nom, de le franciser ou de le traduire. Cela est vu aujourd’hui comme une position autoritaire, voire fascisante.
C’est une erreur grave. Et le pire est d’en laisser l’initiative aux partis non démocratiques, par dictature de la « bien-pensance » environnante.
« Au début était le Logos (la Parole). » Ainsi commence le prologue de l’évangile de Jean. Nommer, c’est créer.
C’est pourquoi, si l’on veut faciliter l’intégration de populations qui se sentent étrangères, il convient de leur permettre cet élément basique qui est de porter le nom de M. ou Mme Tout-le-Monde. Celui-ci joue alors le rôle de la blouse à l’école, il gomme les différences, et chacun se reconnaît alors. La France est un des seuls Etats démocratiques à l’interdire. A la place, nous avons inventé le CV « anonyme ». Les personnes « sans noms » ! Voilà ce que sont nos populations rejetées. Cet exemple montre combien il serait à courte vue de penser qu’en résolvant seulement le problème du chômage, la question du vivre ensemble serait réglée. Mais comment s’y prendre ? Avant tout dans le comportement de chacun.
Et l’on peut faire évoluer les lignes sans ajouter un sou. Il y faut juste de la volonté.
Voici quelques idées.
Dans nos cités et nos régions, cette reconnaissance peut se décliner, bien sûr et d’abord à l’école avec les tout-petits, le regard bienveillant de la « maîtresse » est si important pour chaque enfant pour lui permettre d’intégrer le corps social.
Et le message que l’école doit porter est celui des valeurs de la France, de son histoire et de son immense rayonnement et non chercher à l’effacer.
La France, pays d’une longue et belle histoire, de la culture, de la littérature, des sciences, de la peinture et des impressionnistes, de la belle musique, du cinéma, de la Renaissance, de la philosophie, des prix Nobel de physique et des médailles Fields.
Enfin, la France du siècle des Lumières et des droits de l’homme.
Voilà le message à transmettre à nos tout-petits quelles que soient leurs origines : c’est qu’ils ont la chance de vivre dans l’un des plus puissants et prestigieux pays du monde !
Ils doivent le respecter ! Ils doivent en être dignes ! Ils doivent en être fiers !
Le rôle d’une municipalité ou d’une région faisant face à un tel défi est de mettre le maximum de moyens à disposition de cette institution cruciale.
Les autres services administratifs nationaux ou locaux ont leur rôle à jouer. Et particulièrement ceux de l’état civil et ceux en charge de l’établissement des pièces d’identité. Il est pour eux, au regard de ce qui précède, essentiel qu’ils exercent leur mission avec « empathie », car leurs décisions peuvent peser lourd sur l’image sociale de chacun de nous.
Cela encore peut se retrouver dans la politique urbaine, mais sur ce point beaucoup a déjà été essayé et l’on ne peut empêcher les personnes de vouloir se retrouver ensemble dans les quartiers.
Enfin, ces politiques ne doivent pas renier la fermeté indispensable pour faire respecter les valeurs de la France et de la République.
Chacune de ces mesures ou politiques doit être appliquée en considération de cette volonté de reconnaissance et de rassemblement autour de ce que représente la France et son histoire.
Car au final dans l’histoire, toutes les sociétés qui ont renoncé à ce qu’elles étaient ont fini par disparaître…
C’est avec ces efforts notamment, que nous pourrons peu à peu améliorer le vivre ensemble et réduire les haines qui se sont déchaînées ces derniers temps.
Mais cela prendra du temps et au moins une génération.
La reconnaissance réciproque de l’être humain est à la base de toute politique sociale. Ce message est universel, le comprendre est fondamental si l’on veut modifier l’appréhension de la question du vivre ensemble.
N’oublions jamais le message que Léon Blum nous a transmis dans A l’échelle humaine !
Ariel Benfredj