La pollution et le changement climatique constituent deux domaines dans lesquels ma génération a une dette à l’égard des générations à venir. Pour éviter une immense catastrophe dans les prochaines décennies, nous avons le devoir de nous engager, notamment en ce qui concerne la transition énergétique. C’est une question qui me préoccupe particulièrement et qui m’a conduit à créer le think tank « energy climate house » au sein du CEPS. La mutation des réseaux électriques et gaziers marque le début d’une véritable révolution qui ouvre la porte à la décentralisation de la production d’électricité. Cette mutation pose évidemment des problèmes économiques importants, mais elle a aussi une dimension sociale et se situe au cœur de la transition énergétique. Il faut une prise de conscience collective pour que les idées puissent se traduire en actes concrets au niveau de chacun d’entre nous, Un effort considérable en matière de communication est nécessaire, ce qui montre l’utilité d’initiatives telles que celle qui, grâce à Passages, nous permet d’être ensemble aujourd’hui.
Evidemment, on doit distinguer le cas de l’électricité et celui du gaz car on envisage mal de produire le gaz de manière décentralisée (en dehors de cas relativement marginaux). Il est difficile de concurrencer les ressources gazières considérables qui se trouvent notamment en Russie et en Afrique du Nord. Je concentrerai donc ma réflexion sur les problèmes que posent les réseaux de transport électriques. Comment la production d’électricité décentralisée va-t-elle émerger et comment allons-nous adapter l’offre à la demande au niveau local et au niveau global, alors que nous sommes aujourd’hui dans un système massivement centralisé ? Comment les actions correspondantes pourront-elles être financées ? Bien sûr, il y a des subventions, des fonds européens et de multiples possibilités que nos amis allemands explorent activement. Mais j’ai l’intime conviction que le cœur du sujet, c’est le prix du carbone. Nous ne pourrons pas faire un choix judicieux entre la production centralisée et la production décentralisée tant que nous ne disposerons pas d’un prix du carbone qui traduise à leur juste mesure les effets négatifs liés aux émissions de CO2, c’est-à-dire le coût réel que représentent pour la collectivité la pollution et le réchauffement climatique.
Nous aurons la chance d’accueillir dans quelques mois un événement international, la COP21, qui donnera l’occasion de sensibiliser l’opinion et je suis heureux de voir que les économistes se mobilisent sur ce rendez-vous. Certains points de vue font l’objet de polémiques et, en ce qui me concerne, j’approuve les positions de Jean Tirole. Si nous voulons voir émerger spontanément, sous l’influence des comportements et du marché, un équilibre entre la production décentralisée et la production centralisée, il faudra avoir un prix du carbone judicieux. Bien sûr, il est peu probable que la COP21 permette de fixer un tel prix ou même d’aboutir à un accord sur ses principes de fixation. Mais il y a dans le monde entier des initiatives qui vont en ce sens. C’est le cas en Californie, même si on dit que les Etats-Unis sont réticents. La Chine met en place des emission trading schemes dans plusieurs très grandes agglomérations pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et elle envisage depuis quelques années la fixation d’un prix du carbone. En Europe, de nombreuses initiatives sont prises (même si les tentatives françaises ont eu les résultats que l’on sait). Bien sûr, il y a des difficultés réelles dans un monde qui ne supporte plus les augmentations de taxes. Mais il est très difficile d’imaginer qu’une production décentralisée d’électricité, incontestablement très souhaitable, puisse se développer sans qu’un prix du carbone ait été judicieusement fixé. C’est grâce à ce prix qu’un bon équilibre pourra s’établir entre une production centralisée, voire des importations d’électricité et de gaz, et une production décentralisée. Bien sûr, nous n’aurons jamais une production totalement décentralisée car ce serait un marché infiniment fragmenté ; il faut bien qu’il y ait un prix et qu’il y ait des interconnections.
Comment traduire le prix du carbone, par le marché ou par une taxe ? Personnellement, je ne suis pas favorable aux ETS. C’est un système qui a échoué en Europe, pour une raison simple : dans ce système, le prix est fixé par la loi de l’offre et de la demande de carbone. Or les besoins en évolution de CO2 évoluent considérablement avec l’activité économique. Le prix de la tonne de CO2 en Europe a pu monter jusqu’à 30 ou 35 euros ; il est tombé à 2 ou 3 euros et il est actuellement aux environs de 7 euros ! On pourrait essayer de rattraper le tir en faisant monter artificiellement le prix du carbone ou en réduisant considérablement les permis d’émission, mais c’est compliqué, même si la Commission européenne l’envisage. Je crois qu’il faut fixer un prix du carbone avec une taxe carbone. C’est la voie la plus efficace et beaucoup d’économistes me rejoignent. Il faut que le montant de cette taxe augmente progressivement, selon un calendrier pérenne, planifié et connu à l’avance (l’inflation + X % par an). C’est ainsi que nous obtiendrons les meilleurs résultats en matière d’investissement. Le principal émetteur de CO2 (45 % du total), ce sont les centrales thermiques au charbon. Et il s’en construit actuellement plus de 50 par an. Or, si le prix du CO2 à terme augmente notablement, la rentabilité des centrales au charbon sera moindre. Des effets de substitution pourront se produire assez rapidement car la rentabilité des investissements s’apprécie sur le long terme. L’augmentation du prix du carbone créera immédiatement un effet de substitution en faveur des énergies renouvelables, y compris pour le nucléaire. Nous avons là un excellent mécanisme pour réduire les émissions de CO2. N’est-il pas logique que les gens paient pour la pollution ?
Le transport de l’électricité et du gaz est un problème important et difficile. Les besoins correspondants posent évidemment des problèmes en matière d’interconnexion, de pollution et de sécurité d’approvisionnement (notamment au centre et à l’est de l’Europe). Mais surtout les coûts se chiffrent en centaines de milliards d’euros et, malgré le faible niveau des taux d’intérêt, les possibilités de financement sont insuffisantes. On peut pourtant imaginer des voies nouvelles. Par exemple, les assureurs recherchent une classe d’actifs qui se substituerait aux titres d’Etat qui ne rapportent plus rien ; pourquoi ne pas imaginer une telle classe d’actifs reposant sur les infrastructures, notamment sur celles qui concernent l’énergie ?
Cette réflexion nous renvoie au problème général de l’investissement en Europe, qui préoccupe la Commission et la Banque centrale européenne et qui concerne l’ensemble des pays. Les obstacles, au niveau de l’offre et au niveau de la demande, sont nombreux et assez bien connus (obstacles politiques, rentabilité insuffisante des investissements, règlementation de solvabilité…). Mais surtout, ce qui manque en Europe, c’est un marché des capitaux qui fonctionne. La Commission y est sensible et elle a donné au « Capital market union » une place de choix dans son agenda. C’est la raison pour laquelle j’ai pris l’initiative, en tant que président du CEPS, de créer un groupe de haut niveau composé à la fois de présidents de sociétés œuvrant dans le domaine de l’énergie et de présidents d’institutions financières pour mieux identifier les obstacles qui, au niveau européen, s’opposent au financement et à la mise en œuvre de projets d’investissement dans les infrastructures de l’énergie, et pour proposer des mesures correctives. J’envisage de soumettre le rapport correspondant à la Commission à l’automne. Si cette initiative était couronnée de succès, ce serait excellent à de nombreux égards : soutien de l’activité économique en Europe, soutien des investissements, développement du marché des capitaux, et nous apporterions un complément très utile au plan Juncker.
Il faut donc une forte mobilisation pour développer la production décentralisée et les techniques qui y concourent et aussi pour faciliter les investissements dans les infrastructures de transport de l’électricité et du gaz qui sont indispensables pour soutenir l’activité économique dans l’Union européenne.
Edmond Alphandéry
Ancien ministre de l’économie et des finances
Ancien président d’EdF
Président du Centre for European Policy Studies (CEPS)