La Chine et les Etats-Unis ont montré récemment qu’ils étaient capables de réagir très rapidement sur les questions liées au réchauffement climatique. Il faut que nous sortions de nos lieux communs : la Chine n’est plus prisonnière du charbon ; elle a créé des marchés régionaux du carbone et, dès juillet 2013, le président chinois Xi Jinping s’engageait à respecter ses obligations internationales et à travailler avec les autres pays du monde afin de bâtir une « civilisation écologique ». Et le fait qu’elle ait fait une déclaration conjointe avec les Etats-Unis avant la COP21 constitue un message fort. Cela dit, je souhaiterais en priorité parler de l’Europe et particulièrement des réseaux en Europe.
On ne peut pas avoir, de mon point de vue, 28 stratégies nationales liées au changement climatique ; la seule stratégie gagnante, pour un continent comme l’Europe, c’est une stratégie partagée entre les Etats. Notre problème, c’est que, selon l’expression de Julia Kristeva, nous sommes le continent des singularités partagées, des singularités conjuguées. Mais, pour les affaires énergétiques, nous sommes embarqués à bord du même vaisseau, dans le même courant. Et on voit bien par exemple que, dans le marché du carbone, travailler avec des taxes nationales n’aurait aucun sens. D’une manière générale, une taxe sur le climat à l’échelon national serait incongrue car l’espace économique qu’est un marché intérieur vise à assurer la libre circulation des marchandises. Il faut se situer au niveau mondial.
L’Europe a joué un rôle de précurseur vis-à-vis de la terre depuis une vingtaine d’années ; elle a conçu et mis en place une volonté stratégique ; elle a ouvert le chemin de la lutte contre le réchauffement climatique avec le marché du carbone et le paquet énergie climat. Elle a été fidèle à sa vocation universaliste, portant l’ambition au-delà de ses frontières, se préoccupant de ses voisins. Mais son rôle moral ne doit pas faire oublier sa dimension économique. L’Europe dispose du premier marché mondial et elle peut toujours, dans les négociations internationales, faire planer la menace d’une relocalisation de son industrie si un minimum de résultats n’est pas acquis.
Mais il faut éviter d’être dans la schizophrénie climatique : avoir, à Bruxelles ou ailleurs, des sommets européens où on prend des décisions communes, où on définit des démarches conjuguées, puis ensuite, chacun rentrant chez soi, avoir des démarches séparées, isolées, inspirées par ses propres intérêts industriels. Je suis sceptique sur le thème de l’« Union de l’énergie », tant il relève jusqu’ici plus du discours que des réalités concrètes et pratiques. Si la machine européenne ne prend pas des moyens à la hauteur de ses ambitions, elle va désespérer ses citoyens.
Ainsi, les conclusions du dernier Conseil européen et de la Commission ne parlent pratiquement pas des questions de précarité, d’accès à l’énergie. N’est-ce pas pourtant un sujet qui est indissociable du réchauffement climatique et qui intéresse les citoyens européens ? Les objectifs européens (réduire de 40 % les émissions de GES, porter à 27 % la part des énergies renouvelables, améliorer de 27 % l’efficacité énergétique) ne seront pas atteints de manière optimale au plan économique si on le fait de manière séparée entre les 28 Etats.
Les ambitions affichées se réaliseront peut-être mais, si la mise en œuvre est laissée à l’initiative des Etats, il y aura beaucoup de déperdition. En Espagne, une politique non optimisée en faveur des énergies renouvelables a engendré 30 G€ de bulle économique, ce qui conduit aujourd’hui à raisonner légitimement en termes d’interconnexion renforcée. On ne peut pas laisser les politiques nationales piloter les objectifs européens ; il faut s’enrichir de la confrontation avec les pays voisins. C’est un pas qu’il est urgent de franchir. Il faut monter d’un cran la vision, notamment en termes de sécurité d’approvisionnement, sujet complexe, qui prendra de plus en plus d’importance pour les Européens, au fur et à mesure que grandira la part des énergies renouvelables. Le marché intérieur doit servir les consommateurs et être régulé pour assurer l’accessibilité à l’énergie.
D’autre part, l’Europe de l’énergie passe nécessairement par un travail plus important, plus maillé en matière d’infrastructure. Ceci ne concerne pas uniquement les grands réseaux de transport de gaz ou d’électricité. Il faut anticiper les lieux où se produira la révolution énergétique en Europe et dans le monde et assurer la proximité des réseaux de distribution. Aujourd’hui, les deux défis énergétiques en matière de réseaux que sont l’arrivée des renouvelables et le digital, le numérique supposent qu’on travaille en commun au niveau international sur ces questions et qu’on essaie de ne pas dupliquer le travail que nous devons faire ensemble. Ainsi, dans les dix dernières années, on a conduit de très nombreux programmes smartgrids ; mais, une fois qu’on a dépensé des millions d’euros en démonstrateurs, comment retire-t-on le fruit de ces expérimentations, comment en fait-on des programmes européens, comment met-on la R&D en série, comment évite-t-on d’avoir 28 fois les mêmes types de dépenses menés séparément ? Ce n’est pas une question industrielle mais plutôt une question de gouvernance entre stratégies d’acteurs nationaux, régionaux, mondiaux.
L’Europe devrait mener des actions fortes sur ces infrastructures, sur ces réseaux. Nos politiques énergétiques sont différentes. Les Allemands et les Français ne vont pas faire converger leurs orientations majeures en matière de politique énergétique. Mais ce qui fait le lien entre ces choix différents, ce sont les infrastructures. L’enjeu mondial implique une action d’ensemble convergente, paramétrée et conjuguée à la bonne maille. Notre puissance industrielle et économique passe par notre capacité à abandonner une partie de nos visions purement nationales.
Michel Derdevet*
*Secrétaire général à ERDF,
Professeur à l’IEP et au Collège d’Europe de Bruges