Le rapport personnel à la langue est exactement le but du film Amnesia et c’est un pari complètement fou, car il est difficile de faire d’une langue un ressort dramatique : réussir à figurer la découverte d’une langue, le plaisir de reparler cette langue.
Filmer les visages est pour moi la définition même du cinéma, c’est ce qui me touche le plus au cinéma et ce pourquoi je n’ai pas peur des gens qui parlent au cinéma. J’ai beaucoup appris de Rohmer au début et c’est resté quelque part.
Pour filmer l’intime, le passage du dedans au dehors, ma théorie est que l’espace est à l’intérieur aussi, c’est cela qui rend le passage plus facile pour l’intérieur du cinéaste. Très souvent lorsque je suis à la campagne, isolé ou au milieu d’un grand espace, je me dis toujours que l’espace est à l’intérieur, et c’est ça qui me touche. Evidemment, quand on a une architecture comme celle des anciens paysans d’Ibiza, qui est celle de cette maison dans le film, c’est une base très solide pour avoir un espace à l’intérieur.
L’intimité ici est liée à l’expérience de la langue. La scène clé du film est évidemment celle où Martha, le personnage principal, recommence à parler l’allemand. On se doute que cela va venir puisque, dès le début, on voit qu’elle parle la langue mais qu’elle ne peut pas, elle comprend très bien ce que Jo dit. Dès le début, c’est annoncé, on sait que cela va se passer et pour moi c’était le grand moment de l’histoire d’amour. Une histoire d’amour purement émotionnelle sans élément sexuel. A moins qu’il y ait du sexuel dans l’émotionnel, mais cela est une autre histoire.
Je pense que le rapport de langue aide beaucoup le rapport amoureux et que cela devient vraiment bouleversant au moment extraordinaire où elle franchit le pas, quand elle n’a plus peur de parler l’allemand. Elle explique en allemand pourquoi elle a arrêté de parler l’allemand. Elle fait un monologue extraordinaire de dix minutes où l’on voit que c’est une langue magnifique alors qu’elle raconte des choses effrayantes, mais tout d’un coup on est en plein dans le sujet. Dès la première scène du film, on sent que son heure est arrivée – à Martha – il y a son passé qui va la rattraper. Elle va devoir faire face à cette histoire et heureusement, elle rencontre quelqu’un qui va l’aider à faire cette transition, parce que lui-même – Jo – n’est pas du tout dupe.
Il y a une chose passionnante pour moi, après avoir fait ce film, au moment de la sortie, j’ai été voir le film Le labyrinthe du silence. Film qui m’a sidéré – puisque, ayant fait moi-même des recherches et donc étant un peu informé sur l’histoire de l’Allemagne – d’apprendre que la date de la découverte par l’Allemagne profonde de ce qui s’était vraiment passé dans les camps était plutôt située en 1963 qu’en 1945. Et qu’il a donc fallu attendre 1963, c’est-à-dire hier – ce qui ne fait pas très longtemps pour moi – pour que cette vérité historique soit révélée à tous les Allemands. J’étais complètement sidéré de voir ça et je me suis dis que cela valorise tellement l’attitude de Martha. C’est-à-dire que si j’avais été Martha, si j’avais vu comment l’Allemagne se comportait jusqu’à 1963, j’aurais tout à fait raison de me fâcher en parlant de passer les choses sous le tapis, comme se justifient également toutes les phrases et les attitudes qu’elle a. Evidemment, passé 1963, il n’y avait pas de raison qu’elle continue à faire des efforts pour comprendre comment ça se passait en Allemagne, comment finalement dans les écoles on a forcé les gens à étudier, etc.
Il y a des interviews tout à fait extraordinaire d’Hannah Arendt qui sont faites en 35 millimètres, et très bien filmées, où elle parle justement du fait qu’elle avait aussi abandonné l’allemand, qu’elle était en Amérique, qu’elle avait travaillé en anglais et puis qu’elle a eu l’occasion de retourner en Allemagne et de reparler l’allemand. Ce fut un véritable bonheur pour elle de pouvoir reparler l’allemand. Ce phénomène était une chose très importante pour moi. J’ai même essayé de voir s’il y avait un endroit dans le film où je pouvais parler d’Hannah Arendt, mais sans succès.
Dans la musique, on le voit bien, quand on entend des lieder de Schubert, on voit bien que l’allemand est une langue sublime. Dans mon film More, j’ai montré des touristes allemands – qui ne sont pas très flattés – et que l’on n’a pas envie d’entendre parler pendant des heures. Il existe un certain rapport de désamour avec cette langue. Mais je suis très sensible à la musicalité de cette langue et à la beauté de cette langue quand elle est bien parlée.
C’est un film qui est très librement fondé sur le personnage de ma mère, et tout ça est à peu près tiré du réel. Ce qui m’a vraiment poussé à faire ce film, c’est l’idée que je ne parlais pas ma langue maternelle et que celle-là n’avait pas été mise comme un tabou mais en quelque sorte mise comme quelque chose d’étrange. Je n’étais pas incité à parler dans cette langue. Ma mère ne m’a jamais parlé en allemand et je crois même qu’elle a épousé mon père parce qu’il était le seul type qu’elle a rencontré à l’université de Zurich et qui ne parlait pas l’allemand… puisqu’il était de Genève.
Il y a eu une scène absolument hallucinante qui m’est arrivée il y a quelques années. Ma mère est encore vivante, elle a maintenant 99 ans et elle a des passages un petit peu délirants quelquefois où elle a des visions et des dialogues qui sont… évidemment en allemand. Une nuit, elle a eu une vision de sa sœur qui lui a parlé. Elle faisait alors la voix de sa sœur et faisait également les réponses. Il y eut tout un dialogue entre elle et sa sœur, et moi, comme un idiot j’étais là et je ne comprenais rien à ce qu’elle disait et c’est quand même quelque chose qui m’aurait intéressé.
Concernant l’aspect plus esthétique du film, le poème d’Eichendorff et mis en musique par Strauss (Abendrot), un célèbre lieder de Strauss, le Rouge du soir, se prête particulièrement bien au coucher du soleil et donc au film puisque l’île d’Ibiza se divise en deux parties, d’une part il y a la ville d’Ibiza qui est face au soleil levant et d’autre part l’autre moitié de l’île où se trouve la maison, qui est face au soleil couchant. Les couchers de soleil y sont tellement extraordinaires qu’il y a toute une culture qui s’est développée autour. Des bars comme le Café del mar se sont développés petit à petit avec certains personnages du film. Le Café del mar est un lieu où les gens viennent justement pour voir les couchers de soleil en prenant un verre. Au début c’était très primitif, mais maintenant c’est devenu de plus en plus populaire et de plus en plus grand et on contemple au son de musiques spécialement composées pour cela. Il y a même un type de musique correspondant à un type de coucher de soleil… toute une culture. Ce n’est donc pas moi en tant que cinéaste qui a rajouté des couchers de soleil, qui sont des choses un petit peu considérées comme trop faciles ou trop chromo, mais là, cela fait vraiment partie de la vie et de la réalité d’Ibiza et je l’ai simplement respecté.
Walter Benyamin a écrit de très belles pages sur la beauté des intérieurs paysans ibicencos que j’avais données à tous les gens qui s’occupaient de la décoration du film, leur désignant exactement ce que l’on voulait arriver à rendre. Une beauté absolument quotidienne dans la simplicité la plus absolue. Des objets comme un chapeau de paille, une chaise… sont mis en valeur de telle manière que ce soit plus beau qu’un tableau.
Mais cela représente un des dangers du film, celui de trop aller dans l’art, dans l’académisme, dans la beauté, dans les bougies. Ma bouée de sauvetage pour ne pas mettre trop de bougies était les lampes à pétrole puisque c’est très efficace. De plus les bougies ça coûte très cher. Ça fait cinéma, ça fait film publicitaire, ça donne du joli à la louche mais je fuyais ça. Bien sûr j’en ai quand même mis quelques-unes, mais avec retenue.
La bouteille de butane sert pour le frigidaire que l’on voit à l’image, afin que les gens comprennent comment celui-ci fonctionne sans électricité. J’ai donc voulu insister sur la réalité par des objets très forts, très contemporains, très reconnaissables. Il y avait aussi une tapette à mouche en plastique, importante pour désacraliser, dés-académiser le décor, pour ne pas que cela donne trop parfait. La musique que l’on entend fonctionne avec des piles mais à un moment je voulais quand même qu’émotionnellement le personnage s’y connecte mais qu’à son tour le spectateur puisse se connecter avec cette musique, donc j’ai triché par la suite en mettant un son qui ne correspond pas à un son de magnétophone à piles.
Dans le cadre du « Regard qui bat »et après la projection d’Amnesia, débat avec Barbet Schroeder animé par Jean-Jacques Moscovitz avec Anne-Marie-Houdebine, Vannina Micheli-Rechtman et Fred Siksou.
Texte établi par Frank Dolif-Perros.