« Il n’y a pas de hasards mais des rendez-vous », a écrit Paul Eluard. Jamais cette pensée n’aura été si forte qu’en ce 7 décembre 2015 au théâtre national de la Criée où, pour la première fois depuis 1972, date de sa création, on a donné le Journal d’Anne Franck, opéra-monodrame de Grigori Frid. Il faut dire que 24 heures plus tôt, le Front national avait fait une percée telle que ni l’ensemble instrumental du philarmonique de Marseille ni la soprano Emilie Pictet ni la récitante Macha Makeïeff, tous placés sous la direction de Marc Albrecht, ne pouvaient ne pas penser au symbole très fort que cet opéra envoyait au public phocéen.
Michel Pastore, directeur artistique du Festival des Musiques interdites, aurait sans doute préféré présenter cette œuvre dans d’autres circonstances mais, ce soir-là, Marseille avait rendez-vous avec sa conscience. Le public de cette ville « dont on fait le tour du monde en 80 quartiers », comme l’a chanté l’écrivain Guy Suarès, a entendu une œuvre que les nostalgiques de Vichy considèrent comme décadente mais qui, en réalité, vous transperce de part en part. Quant à la voix d’Emilie Pictet mêlée aux instruments, elle nous a pénétrés si violemment que nous ne pouvions pas nous identifier à cette bouleversante Anne Franck au regard si enfantin mais à la plume si mûre ressuscitée par la voix de Macha Makeïeff. Et que dire des images extirpées des cendres d’Auschwitz montrant une petite fille qui soudain devenait notre petite fille à tous ?
J’aurais pu vous dire l’excellence de l’interprétation de cette œuvre jugée comme difficile mais je ne veux retenir ici, dans cette courte relation, qu’une seule impression : celle d’avoir entendu la colère d’un compositeur brisé par le nazisme puis par le stalinisme.
Il n’y a pas de musiques interdites. Il n’y a que des cris salvateurs.
Michel Dray