L’art supplée au fait psychanalytique dés que ce dernier est en défaillance d’énonciation, de prise sur le réel. Dés lors l’art par sa puissance de faire énigme devient index de ce réel, là où le discours analytique n’a plus durant un temps sa part d’énigme à résoudre. L’art, ici le cinéma, fait lien entre ces deux pratiques de discours, l’un analytique par le signifiant, et l’autre par les images qui bougent et parlent. Une rencontre est ainsi possible.
Une telle rencontre avec l’art enseigne ainsi le psychanalyste sur l’écart entre énoncé et son énonciation, le semblant dirait Lacan. Maintenir l’énigmaticité entre énoncé et énonciation a un effet de métaphore au niveau des chaînes de signifiants.
Rappelons ce que Freud dit de l’artiste[1] : l’artiste sait « surpasser le refoulement » pour faire des allers-retours non sans angoisse entre les registres du conscient et de l’inconscient. Disons qu’il serait le lieu d’un refoulement mou contrairement au névrosé, il sait non sans symptôme oublier son conflit névrotique privé pour provoquer la surprise chez lui comme chez chacun par son acte de création.
Dans une telle rencontre dès lors se pose la question de savoir si l’équivocité propre à la signifiance se retrouve dans les séquences de cinéma. Le discours analytique, en effet, s’agence par le trait unaire, par ce trait qui marque les propos et que l’analyste repère. C’est cette mise en discours qui agence le passage à l’effet de métaphore.
Est-ce que cela se retrouve dans le cinéma, puisque c’est le champ choisi ici ? Y a-t-il équivocité dans l’enchaînement des séquences d’images qui bougent et parlent ? En tout cas ce trait unaire est propre au semblant au sens de Lacan tel que le discours analytique se promeut dans une cure. Il y trouve sa cause par la dimension de l’objet que le trait unaire désigne.
Côté cinéma, disons que cet objet serait acteur dans un film et ferait trait du discours d’images. Le revolver joue son rôle par exemple dans Gloria de Cassavetes de 1980, au point de munir notre héroïne, jouée par Gena Rowland, des attributs de Père pour défendre l’enfance esseulée contre la Mafia. Ce peut être aussi un œil comme dans Le Chien andalou de Buñuel et Dali de 1929. L’œil, souvenons-nous du geste qui coupe cet œil, qui une fois coupé nous met face à l’énigme du secret de notre désir et du vide qu’il contient en son sein. Tel le discours de l’hystérique, l’art, au cinéma tout particulièrement, nous fait désirer, désirer de ce désir qui anime le secret de nos liens intimes, mais aussi nos liens sociaux et politiques.
C’est que pratiques et de la psychanalyse et du cinéma sont liées par une 3e pratique, celle du politique, inhérent au discours du Maître. Ce 3e élément lie ces 3 discours et en précise leur place réciproque. Du coup, ce nouage permet une suppléance réciproque entre ces 3 pratiques de discours devant le vacarme du monde[2]. Là art et psychanalyse se laissent prendre par l’effet de scandale du sujet de l’inconscient contre le danger d’affadissement de ces discours eux-mêmes. Danger de chute de la spécificité singulière à chacun des trois.
Amnesia est l’exemple de film qui autorise une telle accroche. Il a été projeté en présence du réalisateur Barbet Schroeder.
Dans ce film, la langue a cette place d’objet acteur, objet marqué d’un invisible à dire. Ici dans Amnésia, c’est la langue allemande depuis la guerre de 39-45.
Le violoncelle de Martha, l’héroïne du film, revit. Apres des années de torpeur, il est à nouveau aimé. Une mélodie de Schubert rejaillit au cœur d’Amnesia, ce club techno où les danseurs collectivement rythmés par la techno-musique sont d’abord surpris, puis reprennent en intensité au rythme de ces deux genres de sons musicaux que tellement de temps sépare entre 1940 et 1990, date de l’action du film. Le son du violoncelle s’est inscrit dans la mémoire de la machine de Jo, le voisin de Martha. Si chargé de temps et de silence, le violoncelle revient enfin, tel un acteur dans l’actuel de la vie, de la jeunesse. Deux époques d’une même langue devenues si différentes se reconnaissent enfin. C’est de la langue allemande dont il s’agit, une, terrible, s’est fracassée en son dedans par le nazisme, que l’autre tente de réparer en vain, de la faire renaître au grand jour et la faire sortir de cette douleur qui attente à cette langue qui se réchauffe au soleil d’Ibiza.
Des langues s’entrecroisent où l’anglais, planétaire, langue de tous nos mondes, n’engage ici que la surface des échanges. L’espagnol joue un peu sa partie, mais c’est pour mieux préparer le retour de l’allemand. Vociféré par les ordres nazis, ici il redevient doux, il se libère de son carcan de haine et de crimes… Barbet Schroeder la met en scène dans la bouche, sur le visage de Martha. Nous sommes à Ibiza, lieu du monde où Martha s’est volontairement exilée après la catastrophe européenne. Peut-être pour protéger sa langue d’enfance.
Un lieu, cette île, un mot, Amnesia, des langues se croisent entre eux. La mémoire se vit dans les visages des acteurs mis en scène par Barbet Schroeder si élégamment.
Ibiza est ce petit bout de notre Terre en pleine lumière de la Méditerranée, avec une maison puis une autre dont la blancheur séduit le spectateur. Les images par la lenteur des lieux nous charment. La suite s’appuie sur ce calme lumineux, alternant avec le sombre de l’intime du dedans des maisons. Intime qui passe si difficilement au dehors. Une rencontre se fait jour entre Jo pétillant de ses 20 ans et Martha en âge d’être sa grand-mère. Schroeder met en scène cette langue, sa « presque » langue en devenir… Il en fait un acteur qu’il dirige dans ce qui le lie à ce qu’il nous montre, nous fait parvenir à nos oreilles, la langue allemande, cet en-dessous qui chemine dans l’attrait réciproque entre Jo et Martha.
Acteur, la langue ? En effet, citons Barbet Schroeder (dossier de presse) : « Une phrase de Jacques Lacan dans son Discours de Tokyo en 1971 m’est restée à l’esprit : ‟Quelle est la nature du savoir qu’il y a à parler sa langue ? Rien qu’à poser cette question, cela ouvre toutes les questions. Qu’est-ce que c’est, savoir le japonais ? C’est quelque chose qui contient en soi un monde de choses dont on ne peut pas dire qu’on les sait tant qu’on ne peut pas arriver à l’articuler.’’ »
Pour cela, il faut d’abord un lieu, une île, Ibiza où mettre les pieds, son corps, son silence. Bien plus difficile est de s’inscrire dans une langue si refusée, tant abîmée du fait qu’elle a été l’instrument de La Destruction des Juifs d’Europe.
L’action du film se passe en 1990, au moment de l’arrivée de la musique électronique qui, venue de l’Ouest, a pénétré dans la vie, dans la jeunesse des pays de l’Est, et a sans doute participé à la chute du mur de Berlin, à la réunification de l’Allemagne, la dissolution des groupes paramilitaires meurtriers, issus de Mai 1968, genre bande à Baader.
L’émotion si forte ressentie chez le spectateur provient de la mise en scène de l’atteinte d’une langue, là où le spectateur est renvoyé à l’apparentement à sa propre langue quand il s’y est inscrit. Ici, c’est l’allemand, le film tente de le re-légitimer, il le dé-confisque, il le redonne à celles et ceux qui le parlent aujourd’hui. Emouvante aussi, ô combien, la prestation d’acteur de Bruno Ganz qui joue le grand-père de Jo. La filiation ici s’entrouvre sur son aveu enfin soulevé du silence bruyant où il entretenait sa participation aux méfaits du nazisme sur des femmes juives assassinées sous ses yeux et dont il avait, en vain selon lui, la charge de les protéger. Moment immense de cinéma où la parole renaît enfin un peu à la vie contre le crime et ses effets si destructeurs sur la parole des générations actuelles.
Inavoué jusqu’alors, Amnesia inscrit au grand jour l’enjeu, bien qu’impossible, de gestes de réparation sur ce qu’il s’est passé. Il se retrouve dans d’autres films de metteurs en scène liés à la langue allemande : Hannah Schygulla avec ses vidéos de quelques minutes montrées au Festival de la Rochelle en 2013 : Au commencement, Moi et mon double, Vers la fin ; Marcel Ophüls The Memory of Justice de 1975 sur les procès de Nuremberg, et le refus construit de savoir en Allemagne 30 ans après la guerre. Plus récemment, Le Labyrinthe du silence de 2014 de Giulio Ricciarelli, sur le 2e procès de 1964 à Francfort des SS exécuteurs de juifs à Auschwitz, Phoenix, de 2014 de Ronald Zehrfeld où une déportée a son visage, ce lieu de la parole, défiguré par un SS au sortir du camp où elle est internée. Citons aussi un ouvrage de 2013 en écho au personnage du grand-père de Jo le musicien dans Amnesia joué par Bruno Ganz : « Opa war kein nazi. » « Grand-père n’était pas un nazi », de Sabine Moller, Karoline Tschuggnall, Harald Welzer. Enfin Hannah Arendt de 2013 de Margarethe Von Trotta où le personnage, l’actrice qui le joue, et la metteur en scène nous font percevoir cet immense amour de l’allemand au point d’être aussi beau que « la musique d’un Stradivarius ». Ouvrage aussi de W. R.Sebald qui révèle les effets et les tabous sur la population et les intellectuels des raids d’anéantissement sur le sol de l’Allemagne en appelant son ouvrage Destruction élément de l’histoire naturelle… (1992-2004).
Cinéma, art et psychanalyse s’allient pour dire le Malaise dans la civilisation selon Freud, pour le revisiter à la lumière et les silences de l’irréparable commis au cours du XXe siècle et qui se poursuit aujourd’hui dans toutes ces guerres exterminatrices au Moyen-Orient.
Le Malaise au sens de Freud est le signifiant du bonheur qui se marque d’être entamé par le sexuel, et contrecarré gravement par des Etats tyrans dépeupleurs de l’humanité.
Le film Le Ruban Blanc (2009) de Michael Haneke, Une histoire d’enfance allemande met en scène l’arrivée dans la culture au début du XXe du sexuel infantile. L’action se passe en 1913 à la veille de la Première Guerre mondiale, il montre le chemin de la prise de conscience de l’existence de la sexualité infantile. C’est un formidable commentaire au dire même de Haneke du texte de 1929 de Freud, Malaise dans la civilisation.
En contrepoint, un colloque organisé en juillet 2015 à Paris 7 Université d’été Paris-Diderot, a pris pour thème : « Art et psychanalyse », en se centrant sur le Malaise au sens de Freud, avec pour titre « Le bonheur, s’il en fut jamais ».
En exergue, il est avancé : « L’homme est malheureux, pour les mêmes raisons il peut être profondément heureux. » (Philippe Fontaine).
« On croit que les rêves, c’est fait pour se réaliser : c’est le problème des rêves. Les rêves sont faits pour être rêvés. » C’est de Coluche, en 1984 recevant son César…
Par Jean-Jacques Moscovitz
[1] In Les voies de la formation du symptôme, p. 477 et 78. In Conférences d’introduction à la psychanalyse, doctrine générale des névroses, éd. Gallimard, 1999, trd Fernand Cambon.
[2] Un tel abord théorico-clinique et cinématographique est développé dans mon ouvrage Rëver de réparer l’histoire où s’articulent paychanalyse, cinéma, politiique à travers 75 films et des notions freudiennes majeures telles que Malaise dans la civilisation, Eros/Thanatos, sexuel infantile, transfert, oedipe, castration, meurtre du père primordial…
JJMoscovitz dernier ouvrage paru RÊVER DE REPARER L’HISTOIRE ( psychanalyse cinéma politique) chez ERES 2015 collecton Le regard qui bat…dirigée par Vannina Micheli-Rechtmann, et JJM
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