Déconstruction analytique du nationalisme
L’idée de nation est « un idéal de souveraineté [qui…] exerce une empreinte forte, durable et universelle sur la politique contemporaine ». Développée à partir des révolutions américaine et française, guidée par des idéaux de générosité, elle peut enfanter paradoxalement (le XXe siècle ne l’a que trop montré) « une réaction romantique hostile à l’esprit des Lumières » de démagogie chauvine et de défense ardente de l’impérialisme. Dans tous les cas, il s’agit d’une construction politique habillée de conscience qui mobilise les affects.
En ces termes élégants, Pierre de Senarclens introduit un essai historique et polémique éclairant. Où Freud, par son analyse des sentiments collectifs, a toute sa place (ce qui ne peut surprendre les lecteurs de Passages, cf. le no 181 : « Et si Freud avait raison » !).
Historiquement, le partage d’un territoire, d’un passé communs, de valeurs ou d’une culture fondatrice d’une nation ne coïncide pas toujours avec la création d’un Etat. Lequel naît souvent de la puissance d’un prince. Celui-ci ajoute alors, soit à des modes de vie traditionnels, soit à une langue, une religion communes (ou vues comme telles) la perspective de temps nouveaux inéluctablement meilleurs. La foi dans des temps meilleurs annoncés peut bloquer l’intelligence des faits. « Tomber au champ d’honneur », « (se) sacrifier pour des lendemains qui chantent » servant in fine à asseoir la puissance d’une poignée de triomphateurs. Et qu’en feront-ils ?… C’est Freud, pessimiste quant à la nature humaine et la société, qui révèle la force des désirs cachée même sous les plus nobles intentions : « Chaque religion (chaque idéologie) est une religion d’amour »… jusqu’à la haine de celui désigné comme extérieur… Le nationalisme s’exprime dans les crises, quand l’histoire va trop vite ou mal. Tous, dans leur narcissisme blessé, surtout les plus délaissés, ont le désir enfantin d’un père. Père protecteur, guide, roi des cœurs. L’appartenance à un groupe rassure. Apporte l’ordre, la paix sociale (non sans réprimer les instincts). La fascination du leader, en créant une dépendance du même ordre que la dépendance amoureuse, abolit l’« idéal du moi », ce à quoi le sujet adhère volontiers.
Irrationnel et dépendance dans la constitution des Etats-nations ! Prenons un exemple : Louis XIV, lorsqu’il conquiert d’une part, consolide les structures administratives, d’autre part, rayonne de tout son éclat. Plus tard l’Empire de Prusse s’affirme de la même façon. Mais c’est aux Etats-Unis que l’imaginaire collectif qui assoit la force de l’Etat s’envole au plus haut. Avec l’idée (encore présente) du caractère exceptionnel du peuple américain qui doit proposer au monde un exemple. Qui rayonne avec sa solide conviction WASP (White Anglo-Saxon Protestant) ; celle qui réussit le tour de force d’être partie de l’exclusion des esclaves, des Indiens et des femmes et d’un suffrage censitaire. Tout en affirmant la fluidité de la société et le consensus présidant au projet national…
Irrationnel et dépendance dans le printemps des peuples. Non pas les plus récentes explosions sur le pourtour méditerranéen, mais chez nous, il n’y a pas si longtemps. Le symbole du « soldat laboureur », qui nourrit le pays et vit auréolé du souvenir de ses glorieuses campagnes militaires. La célébration des grands hommes dans la littérature, le théâtre (Michelet, Lamartine, V. Cousin, Hugo, Guizot). La conviction partagée que le pays doit poursuivre au-delà des mers une mission civilisatrice. On voit partout la politique étrangère inspirée par l’orgueil national. Surtout quand on se rappelle que Louis-Philippe a eu l’idée de reconquérir la rive gauche du Rhin ! Et d’amorcer l’épouvantable conflit franco-allemand qui va ensanglanter l’Europe pour longtemps. Dès ce temps-là, la bourgeoisie montante, autant que les familles aristocratiques (qui ont reconstitué à peu près les hiérarchies anciennes), porte l’étendard d’une histoire nationale à la gloire séculaire. Peu après, l’Allemagne de Bismarck s’enflamme, l’Italie s’éveille. Les foules construisent des frontières élargies… Plus tard, ces pulsions conduisent à l’antisémitisme alors que paradoxalement les juifs sont alors très bien intégrés dans l’activité et dans la vie sociale ! S’ouvrent les portes du triomphe des fascismes…
En reprenant l’histoire page par page, Pierre de Senarclens ne peut atténuer son pessimisme (ou son objectivité d’observateur suisse !). Il en appelle à un ordre mondial où les classes dirigeantes seraient conscientes de leur responsabilité. A savoir d’assurer aux citoyens la paix, l’éducation, la justice et le bien-être matériel dans la tolérance… Mais est- ce compatible avec la nature humaine ?
Pierre de Senarclens
Armand Colin
Jeanne Perrin