« L’homme en tant que personne ne se remplace pas »
On imagine silencieux l’atelier d’un peintre. Qui a vu peindre Arikha entendait un étrange concert de petits cris, de chuintements, de souffles, des bruits de forge, de chaudière. Accompagnant les bruits, il y avait l’agitation : on voyait devant son chevalet un homme agité de soubresauts, de sursauts, plissant les paupières, fermant les yeux, fronçant les sourcils, agitant les mains, se figeant d’un coup, pareil à un musicien à son piano, possédé par la transe singulière de celui qui exécute un morceau. On comprend qu’il ait été tant fasciné par ces interprètes, violonistes, contrebassistes, pianistes, dont il nous a laissé d’admirables portraits.
Mais si l’interprète exécute une musique notée sur un feuillet, quelle partition le peintre interprète-t-il sur sa toile ? Quelle notation déjà écrite, engageant son corps en même temps que son œil ?
Exécuter vient du latin sequire, suivre. Exécuter, c’est poursuivre, achever, mener à son terme, suivre jusqu’à l’exténuation. Cela suppose des bruits, des plaintes, des mouvements, des gestes brusques. Rien de ces voix du silence dont parlait Malraux à propos de l’art, et rien non plus de cette « chose muette » que serait la profession de peindre, selon la formule de Poussin, qu’Arikha pourtant aimait si fort.
Une exténuation du visible, mais non pas pour aboutir à la toile blanche, au dernier carré noir, ou au dernier triangle magique d’une abstraction résumant l’être du monde, et pas non plus la poursuite maniaque des accidents du visible, jusqu‘à la vérité académique du bouton de guêtre.
Lui-même, quand il peignait, jeté en avant, yeux exorbités, bouche entrouverte, était la proie d’une indicible angoisse, il peignait comme un animal pantelant, comme anxieux d’arriver à temps pour être sauvé.
Sauvé de quoi ? Une attitude aussi excessive dans un art qui est d’ordinaire mesure, reprise, silence, réflexion – au point qu’on se scandalisait parfois de voir Arikha exécuter un portrait comme un instrumentiste exécute en quelques minutes la perfection d’un concerto ou d’une sonate – une approche aussi galvanique du visage, tellement à l’encontre de toute une tradition faite de retouches et de repentirs, avait sans doute à voir avec l’angoisse de la mort.
Cette angoisse, on en devine une origine, sans trop vouloir l’imaginer : la fréquentation quotidienne de la mort dans le camp où il avait été jeté quand il avait treize ans. Cette présence, à un âge si tendre et sous ses aspects les plus brutaux, vous prévient des tentations des gens civilisés qui, croyant que le temps leur appartient, ont le goût de la procrastination.
Il n’y a pas un instant à perdre : le travail, dessiner, peindre, exécuter, doit être à chaque moment du jour cet acte qui éloigne encore un peu, pour un jour, ou deux, la mort imminente. Le travail du peintre, pour Arikha, le rapprochait plutôt du conte oriental : il faut dessiner et peindre, comme il faut pour Schéhérazade raconter sans fin, pour échapper à la condamnation que les puissants du monde prononcent au petit jour.
Un autre souvenir me revient, que je rattache inexplicablement à ce sentiment de l’urgence de peindre, et de peindre vite. C’est le premier tableau que j’ai vu de lui. Il se trouvait chez Minda de Gunzburg, accroché à un mur. Il représentait une canne, une pauvre canne noire, pendue à mur blanc, et de guingois en raison de son poids. Je ne savais pas encore qui en était l’auteur mais je fus immédiatement saisi par cette peinture apparemment si simple et en réalité si belle que je ne la quittais plus du regard.
Bien sûr, je pouvais toujours aller susurrer quelques mots savants, dans ces années 60, comme « minimalisme » ou « objectalité », dans le jargon du temps. Et comme je n’étais pas idiot, j’étais même tenté de me souvenir, dans cette étrange oblique de la canne noire posée sur un mur blanc, de la sorte d’ironie domestique de certains intérieurs à la Pieter de Hooch où l’on voit un balais de guingois barrant le passage à qui voudrait franchir le seuil.
C’était quelque chose de cela, en effet. Une question et un interdit, sous l’apparente banalité du sujet. Un mur tout blanc, comme un mur de Vermeer, mais aussi une muraille de peinture assez pareille à celle que Balzac décrit dans son Chef-d’œuvre inconnu et sous laquelle se cache une femme, la vie, une présence.
Il arrive un moment où le pied, le morceau de chair s’abîme, s’abolit, et la canne noire, quelle était-elle, sinon la canne de l’aveugle qui, à tâtons dans la nuit du corps, heurte le mur de l’abstraction, de toutes les abstractions de notre temps et, le faisant résonner, cherche l’entrée cachée par où retrouver la réalité. Pour sauver le monde, pour en sauver du moins les apparences, il n’y a pas une minute à perdre.
L’urgence, l’imminence, l’angoisse de cette peinture, née d’un drame collectif, s’achevait ainsi sur une interrogation secrète qui nourrirait son œuvre.
Anne m’avait confié un jour qu’il lui était très difficile d’arracher Arikha à son atelier. L’idée de s’éloigner du chevalet lui était insupportable. Le sentiment l’habitait d’une imminence telle qu’il lui était interdit de soustraire à la nécessité de travailler, n’aurait-ce été que quelques jours.
Le dernier soir où j’ai dîné avec le peintre et son épouse, quand il avait encore le plaisir de manger et de boire un bordeaux qu’il trouvait excellent, nous en vînmes à parler d’asperges. Je songeais au merveilleux petit tableau de la botte d’asperges, pendu au mur, qu’il a toujours gardé, enveloppé dans ce papier bleu nuit qu’on ne trouve plus guère que sur le marché du Rialto à Venise, où il sert à envelopper, non pas des asperges mais de magnifiques bouquets de pois de senteur dont la couleur s’accorde à merveille à la couleur de ce papier.
Nous en sommes venus à parler de la fameuse anecdote entre Manet et Ephrussi. Elle tourne autour de l’impossibilité de fixer le prix d’une botte d’asperges – une fois qu’elle a été peinte : Ephrussi lui en donne mille francs. Manet refuse : il en demande huit cents. Ephrussi insiste et lui met les mille francs en main. Peu de temps après, Manet envoie à son généreux collectionneur le petit tableau d’une asperge toute seule, comme un commerçant, à la dernière minute, sur le marché, ajoute une tomate ou une pomme au panier de la ménagère.
Une asperge est sans prix, une fois qu’en elle, à travers le talent du peintre, s’est résumé tout le réel, tout le possible du réel que la peinture peut encore offrir, le réel, rien que le réel, mais tout le réel, en dehors de toute anecdote ou de tout récit, le réel, là, rendu, restitué, sauvé, sauvegardé…
Et je me disais que le génie d’Arikha, c’est de restituer et la saveur et la raison du réel, avec la même précision et la même sensualité que les maîtres de chais réussissent à décrire si justement dans leur langue les propriétés d’un vin. Avec la même savante et savoureuse capacité de dire sa couleur, sa robe, son goût et son arrière-goût, son parfum, sa transparence ou son trouble, son goût de fruité et de boisé et son revenez-y… Avigdor excellait à décrire ce soir-là le vin qu’il buvait, avec la même maîtrise qu’il mettait à peindre des asperges.
Je dis le vin ou bien l’asperge, on comprend bien que je parle en réalité des faces, des portraits, des visages qu’Arikha a peints.
On ne peut rien dire de la peinture d’Arikha, rien parce qu’elle est toute en ce qu’elle est et qu’en ce sens elle se suffit à elle-même. On ne peut rien lui ajouter, commentaire, explication ou analyse parce qu’elle ne laisse rien échapper d’elle qui permettrait de la tirer vers l’historique, le mythologique, le religieux ou le politique. Elle ne montre pas des visages de puissants, de grands de ce monde ou d’importants, qui ont des fonctions, des titres, des responsabilités, quand même elle l’a fait à l’occasion, mais ce sont d’abord et toujours des visages, anonymes pour le spectateur, à qui il a conféré la dignité la plus grande, l’unicité, la singularité de la personne. Le visage seul et unique, comme la botte d’asperges et le verre de vin, avec toutes ses qualités, et rien que ses qualités, sauf que ce sont des hommes et non pas des choses. L’asperge se laisse replanter et le verre de vin se remplir. L’homme, en tant que personne, ne se remplace pas.
Je ne connais guère de peintres contemporains qui aient su à ce point rendre ce sentiment, en vérité poignant, de l’unicité d’un être, du nourrisson qui naît – et Arikha est un des très rares peintres à avoir su, comme Bonnard, peindre des nourrissons – au grand vieillard qui va mourir. On dit « sauver les apparences », ou « sauver la face », et on le dit en souriant un peu ironiquement. Et pourtant dénommer, appeler, rappeler les apparences, c’est sauver l’homme de la mort.
Dénommer et non pas dénombrer. Dire et peindre, c’est rappeler les êtres à la vie, c’est le contraire de les précipiter dans le nombre.
Il faudra un jour essayer de comprendre pourquoi le grand retour à la figure, dans la peinture d’après-guerre, a d’abord été le fait de peintres issus d’une tradition religieuse que dominait l’interdit de la figuration de l’être animé, en tout cas de son image taillée. C’est tout une famille de peintres – je pense à ceux dont il fut proche, Kitaj par exemple, ou bien Lucian Freud – qui ont rappelé qu’un visage était sans prix. Ils ont été les témoins, et aussi souvent les victimes, d’une époque où, mû par une idéologie démente, on s’était mis à immatriculer les gens. Des gens qu’on dénombrait, et dont on inscrivait le chiffre sur la peau à l’encre indélébile, un numéro d’ordre. Des fois qu’on n’arrive plus, au jugement dernier, à les reconnaître et à les distinguer ? Ce fut l’entreprise la plus meurtrière que l’homme ait affrontée. Le peintre y répondra comme il peut : les gens se reconnaissent, non pas à leur numéro comme les bêtes, mais à leur visage, à leurs traits. Et les nommer, les peindre un par un, les transformer en personne, c’est les tirer de la mort.
Jean Clair