Avigdor Arikha, peintre du réel, malgré tout
Quelle image remonte jamais du royaume des morts ? Des camps d’où nul ne revenait, nous ne connaissons presque rien de visible, ni photos, ni dessins. Ces choses-là ne repassaient pas la frontière du Nacht und Nebel, la nuit et le brouillard, qui engloutissaient tout.
Je parle des camps d’extermination. Des camps de concentration, un certain nombre de détenus revinrent. Leur témoignage demeurait oral. Où se procurer en effet les instruments nécessaires à les figurer, le papier, le crayon, l’encre ? Et puis, il y avait le danger d’être pendu si l’on était pris en train de dessiner ou bien en possession de ces pauvres feuillets.
A ces incapacités ajoutons la maladresse, la gaucherie, quand on n’a pas été un peu peintre soi-même… De plusieurs millions de victimes, nous ne conservons guère que quelque centaines de documents pris sur le vif. Et sur ces centaines, à peine quelques-uns suffisamment caractérisés pour qu’on leur donne un nom, leur reconnaisse un métier, une adresse, un œil. Certains pourtant, rarement, révèlent une maîtrise qui fait de ces misérables feuillets des témoignages de la capacité de l’homme à faire que l’art survive au fond même de l’horreur, de la souffrance et de la mort.
L’Art ? On n’ose à peine avancer ce nom. On connaît la pensée d’Adorno : aucun art, aucun écrit ne seront plus possibles après Auschwitz, ce qui s’est produit là est au-delà de l’expression écrite ou figurée.
Et pourtant ces œuvres existent, remontées du cœur même de la mort. « Je peux dessiner l’Enfer, je l’ai vu », disait ainsi le peintre Boris Taslitzky, rescapé de Buchenwald, qui en a tracé des dessins et des tableaux précis. Ainsi de Music, rescapé de Dachau, dont l’œuvre entière se nourrira, après 1970, des trente dessins tracés dans le camp. Plus bouleversante peut-être, l’œuvre de Félix Nussbaum qui, dans le style de la Nouvelle Objectivité allemande, a laissé une série de peintures décrivant l’univers concentrationnaire… Il y a aussi le témoignage des peintres de guerre qui, enrôlés dans les armées de libération, s’efforcèrent de peintre ce qu’ils virent, de visu, quand les portes des camps furent ouvertes, tel le Canadien Alex Colville.
Mais les autres, tous les autres, qui, dans un coin, griffonnaient, maladroits, tentaient de sauver un aspect, de rendre un détail, de sauver ce qui était indicible, qui s’en souvient ? On ne les a jamais vus[1].
L’exemple d’Avigdor Arikha n’entre pas dans ces classements. Il deviendrait un des plus grands peintres de son temps, dont on admirerait la maîtrise mais, quand il franchit les portes du camp, c’était encore presque un enfant, qui ne savait guère tracer un trait… Etrange situation. Un jeune adolescent témoin de la pire horreur que le siècle précédent ait pu mettre en scène.
Savoir dessiner est une arme pour affronter l’épouvante. Et l’œuvre, écrite ou dessinée, le témoignage, la description, le récit, la figure, contrairement à ce qu’en disait Adorno, est le seul bouclier, la parade, la réponse la plus sûre. Elle ne permet guère de comprendre, ni d’accepter l’indescriptible, mais elle assure de la supporter. Mais apprendre à dessiner en étant mis devant l’insupportable… Avoir, pour apprendre à dessiner, non des fleurs, des animaux ou des moulages d’antiques, mais des prisonniers, des violences, des mourants, des cadavres… Il y a là, dans ce choix, quelque chose qui relève du Sacré, au sens ancien et double du terme, et presque de biblique : ce n’est pas à un homme qu’on a demandé de rendre compte de l’insupportable, c’est à un enfant désarmé, innocent, ignorant. « Les Juifs dans la fournaise » est un chapitre de l’Ancien Testament, et parmi eux, des enfants…
Rappelons les faits[2].
En juin 41, le pacte germano-soviétique brisé, les troupes allemandes, roumaines et hongroises envahissent la Bucovine et la ville de Czernowitz[3] où résidait la famille Arikha. Les persécutions commencent (30 % environ de la Bucovine était peuplée de juifs ashkénazes), et la famille est déportée dans des wagons à bestiaux, de camps de transit en camp de transit. Une tentative de fuite menée par le père sera facilitée par l’aide d’un vieux paysan ukrainien qui leur offre pour quelques jours refuge et nourriture. Fuyant vers l’ouest – c’est-à-dire, sans qu’ils en aient conscience, vers l’Allemagne, ils sont surpris par un soldat roumain et enfermés dans un camp, sur les bords du Dniestr, dans la région appelée aujourd’hui Transnistrie. Les déportés les plus faibles finissent par mourir de faim. Les plus solides sont assignés à un camp de travail. Avigdor a alors treize ans, et il est envoyé dans une fonderie, et soumis à l’apprentissage des différents métiers du métal.
Là, un hasard heureux veut qu’un soldat roumain, ayant remarqué les dons du jeune prisonnier et son habileté à dessiner, lui offre un carnet de croquis, contenant un trentaine de feuilles[4], sur lesquelles il commence à tracer les différents aspects de la vie du camp. Conscient de la valeur de ces feuilles, il a l’obsession de les relier, de peur peut-être aussi de les égarer. Par un heureux hasard, un relieur qui avait été un ami de son père, se trouvait là, qui accepte de relier les dessins. Lorsqu’il sort le livre des 30 dessins, il est cependant confisqué par le Arbeits Kommandant qui, après l’avoir regardé, souffle à Avigdor : « Enfant, tu joues avec le feu. » A la suite de quoi, les dessins qui représentaient les brutalités les plus extrêmes furent retirés du carnet et détruits. L’incident sauva probablement la vie au jeune artiste.
Le carnet relié aura un autre effet bénéfique : une commission de la Croix-Rouge internationale eut l’autorisation de visiter le camp en décembre 43 : la vue des dessins en apprit plus aux visiteurs sur la réalité quotidienne de la vie et de la mort au camp que ce que les geôliers voulurent bien leur montrer.
A la suite, le Comité pour les déportés de Transnistrie eut l’autorisation d’évacuer 1 400 enfants, orphelins de père et mère. Avigdor et sa sœur Lya eurent la possibilité de se joindre à ce transport, le 4 mars 1944, qui les emmena par wagons à bestiaux d’abord jusqu’aux bords de la mer Noire, puis par bateau jusqu’à Istanbul, puis par train encore à travers la Turquie, la Syrie et le Liban jusqu’en Palestine, sous mandat britannique. Arikha avait alors quinze ans. La proclamation de l’Etat d’Israël arriva en 1948, dont Arikha devint citoyen. En 1949, il décide de venir travailler à Paris.
Si Avigdor et sa jeune sœur n’eurent pas la chance qu’eurent les enfants juifs qui devaient trouver refuge au Chambon, au moins furent-il sauvés de l’extermination, ici par une porte qui s’ouvre et un logis qui abrite, là par un œil qui distingue et une main qui se tend, là encore par une remarque, puis par d’autres appuis qui se succèdent et qui mettent à l’abri.
Quand on regarde les dix-sept dessins qui restent du carnet initial, on est frappé par certains traits.
L’un de ces dessins représente une famille, la mère et deux enfants, un garçon et une petite fille, habillée de haillons – la famille d’Avigdor en fait – le père était mort, épuisé par les coups et les privations, en février 42 – qui frappe à une porte pour demander refuge. Mais la silhouette derrière la fenêtre ne leur ouvrira pas. Or la porte a été scrupuleusement dessinée par l’enfant, comme pour mieux montrer combien elle est pesante.
D’autres dessins trahissent la même obsession de la précision, précision des objets, leur nombre exact, le rendu de leur nature matérielle, le relevé de leurs défauts, le respect des perspectives, c’est-à-dire des distances, la notation des mouvements des affamés dans la queue de la distribution de la soupe, toutes ces notations qui, dans un temps d’extrême péril, cachent peut-être la possibilité d’échapper à la mort en distinguant le défaut dans la machine…
Le peintre restera attaché à cette fidélité au réel. Non plus pour repérer ses défauts mais au contraire pour en montrer désormais la splendeur. Pareille précision, presque obsessionnelle, se retrouvera dans la maturité : s’attacher au réel, peindre le réel, ne rien perdre de lui. Rien que le réel. Le réel est plus riche que tout ce qu’on peut imaginer à son propos. Rendre la réalité d’une porte quand elle est une porte, d’une fenêtre, d’un seuil, d’un visage, derrière une vitre… La présence du monde, à chaque instant, inépuisable, protectrice, bienveillante, jusque dans ses manifestations les plus modestes, un fruit, un objet domestique, un pinceau, un balai…
Entretemps pourtant, le peintre s’était abandonné à une peinture d’une abstraction totale, parallèle à celle qui régnait en Europe après la Seconde Guerre. C’était par incapacité, comme lorsqu’on est aveuglé par le ciel en sortant d’une chambre obscure, et là, après la nuit et le brouillard des camps, d’accoutumer le regard à la brillance et à l’ordonnance du monde réel. Pendant une quinzaine d’années vont se succéder des toiles où, dans des formats à la française, se déploient un tachisme et un chromatisme venus pour l’essentiel de l’expressionnisme abstrait américain, de Pollock à Rothko et à Kline.
En 1965 intervient la rupture : Arikha revient au dessin d’après nature. Et, on l’a remarqué, cet intervalle de vingt années, c’est le temps en général au bout duquel les prisonniers ou tous ceux qui ont vécu un traumatisme grave, retrouvent la possibilité d’en parler, de l’exprimer, et même parfois, de le dessiner et de le peindre. A partir de ce moment-là, Arikha développera un art singulier, reconnaissable dans l’instant, la peinture d’une réalité tout à la fois simple et rayonnante, d’une étonnante saveur, moelleuse comme un fruit fondant, célébrant chaque aspect du monde visible dans sa banale quotidienneté, et dans sa vulnérabilité. Une canne accrochée à un mur, un manteau abandonné, des fruits dans une coupe, une simple tomate, une botte d’asperges, et puis des instruments, des tubes de peinture, une machine à écrire… Ils sont là, découverts, comme on dit d’un corps qu’il est à découvert, et découverts pour la première fois. Et en même temps, dans ce fondant que j’ai évoqué, dans cette fonte à l’œil de ses qualités, comme s’il était là depuis toujours. Arikha peint la fragilité précieuse des choses, qui ne nous sont jamais que des compagnons d’existence, jamais assuré qu’elles seront toujours là. Le monde n’est pas seulement « donné à voir », comme dit le poète, il est sauvé, rescapé, et chacun de ces aspects, il convient désormais de le regarder avec la plus grande attention, le regarder, et le garder.
Et puis il y a les visages. Arikha est l’un des plus grands portraitistes de notre temps. Tous les Grands auront voulu être peints par lui, hommes politiques, écrivains musiciens… la reine mère d’Angleterre, Samuel Beckett, David Oïstrakh…
La première chose qu’avait remarquée Primo Levi en arrivant à Auschwitz, c’était l’absence de miroir : « Il n’y a pas de miroir », dit-il en sortant de la salle de douches, avec son vêtement de bagnard. Et il ajoute : « Notre image est devant nous, reflétée par cent visages livides… »
Le prisonnier a perdu son identité et rencontré un reflet : il est désormais « pareil à tous les visages qui m’entourent… ».
Le peintre Zoran Music, à son arrivée à Dachau, fait la même expérience. La possession d’un morceau de miroir, découvre-t-il, est un trésor.
L’enfant de quatorze ans, échappé du camp de travail, regardera désormais les visages qui l’entourent comme un trésor inépuisable. Chacun possède, face à autrui, non pas un visage, mais son visage. Et, de même, il ne suffit pas de dessiner un fruit, un objet, un livre, il faut restituer ce qu’il est comme individu : ce fruit, cet objet, ce livre – ici bas, en cet instant… Ils témoignent de la grandeur de l’être autant qu’autrefois dans les peintures religieuses, les anges et les saints, chacun avec leur propre aura et le nom singulier qui les désigne…
Il n’existe pas un art juif ou qui puisse se revendiquer comme tel. Mais, entre les années 30 et les années 60, au milieu de la terrible expérience des camps de la mort, les juifs, héritiers d’un art qui refuse la représentation de Dieu et du vivant – à vrai dire la représentation taillée –, ont été les premiers, si nombreux, à manifester une volonté de réinstaurer, et paradoxalement, au nom de leur mémoire sans image, les vertus éthiques, et peut-être religieuses d’un art enté sur la volonté de sauver le visage[5], comme Ronald Kitaj, ou comme Lucian Freud… Ce furent les amis les plus proches d’Arikha.
En 1987, il écrira une sorte de manifeste, Le Dessin d’observation, résumant sa doctrine envers le monde visible et le genre de technique à lui appliquer, appuyé sur l’immense culture qu’il avait acquise de la peinture ancienne, de Nicolas Poussin à Degas, de Velasquez à David[6], et sur un métier qui était devenu celui d’un maître – un métier issu d’abord des réflexions et des désarrois de l’enfant qu’il avait été, confronté soudain à l’épouvante et à l’inhumain.
Ce texte a été achevé le 28 avril, jour anniversaire de la naissance d’Avigdor Arikha, et jour de commémoration de la Shoah.
Jean Clair
[1] On consultera l’un des rares ouvrages à avoir traité ce sujet : Mary S.Costanza, Bilder der Apokalypse . Kunst in Konzentrationslagern und Ghettos , Kindler Verlag , Munich , 1983.
[2] La plupart des faits qui suivent sont tirés de Duncan Thomson, Arikha, Phaidon Press, 1994 , pp. 12 sq.
[3] Le poète Paul Celan était aussi originaire de Czernowitz.
[4] L’un des plus grands embarras, encore une fois, était l’impossibilité de trouver des instruments de travail.
[5] Tout comme dans l’histoire des idées, face à une philosophie française qui prétendait, après guerre, rejeter l’humanisme, s’éleva une philosophie, celle de Levinas, analysant la découverte du visage comme une épiphanie d’autrui.
[6] Repris dans Peinture et regard. Ecrits sur l’art , 1965 –1990 , Paris, Hermann, 1991 , pp. 103 sq.