L’accroissement de la part des énergies renouvelables variables dans le mix énergétique des pays européens est une tendance lourde qui ne risque pas d’être mise en doute même si le rythme sera sans doute différent dans le temps et selon les pays.
Face à cette évidence, le problème qui se pose aux gestionnaires des réseaux de distribution est de trouver les solutions optimales ou à tout le moins les plus adéquates tant sur le plan technique que financier pour permettre l’intégration la plus harmonieuse possible compte tenu des contraintes de l’intermittence.
La première hypothèse qui avait été retenue voici quelques années était l’adaptation physique des réseaux pour élargir la plage de variabilité des flux électriques et éviter les effets de congestion. Le rythme de croissance, tout au moins dans un pays comme la Belgique, a été tel ces derniers temps que cette solution est apparue inapplicable sur une grande échelle, en raison tant de l’importance considérable des investissements nécessaires que du fossé temporel entre les besoins et la réponse du réseau. Nuançons toutefois ce propos en précisant qu’au vu de la répartition très inégale du développement photovoltaïque et éolien selon les régions, certains territoires nécessitent bien entendu des adaptations du réseau qui sont d’ores et déjà en cours.
Compte tenu de ces éléments, il est rapidement apparu que la solution la plus efficace était la gestion intelligente des réseaux à travers la mise en place d’un ou plusieurs smarts grids alimentés par des compteurs individuels adaptés. Si le concept est évidemment porteur et doit nous engager fermement dans cette voie, il faut être conscient que toutes les technologies nécessaires ne sont pas encore mûres et que les investissements seront considérables si les distributeurs veulent rester maîtres de la gestion de leur données plutôt que de s’en remettre à des intermédiaires IT. Le combat n’est pas gagné d’avance car au sein même de la Commission européenne des lobbies sont à l’œuvre pour segmenter le marché et confier aux télécoms le contrôle et le transport des informations. L’enjeu est essentiel pour les gestionnaires de réseaux qui doivent conserver la valeur ajoutée et limiter ainsi l’impact financier sur les utilisateurs.
Toutefois, le problème d’aujourd’hui est moins de savoir ce que l’on fera demain que de gérer le découplage des courbes chronologiques entre la croissance des ENRV et la mise en place de la gestion Smart des réseaux. Il faut donc trouver des solutions à court terme qui resteront utiles à l’avenir pour faciliter la régulation des flux.
Tout le monde pense immédiatement au stockage qui par son effet « barrage » rendrait possible une gestion des réseaux sans risque majeur de congestion. Malgré quelques effets d’annonce, force est de constater qu’il n’est pas raisonnable d’imaginer que des technologies de stockage fiables et économiquement abordables soient disponibles avant dix ans. Le délai doit être mis à profit pour s’interroger sur la pertinence de maintenir dans le réseau les détenteurs d’un stockage individuel sans les exonérer pour autant de toute contribution mais aussi de mettre en place l’aval des stockages collectifs que sont notamment les réservoirs à hydrogène ou les batteries de rechargement électrique.
Entretemps, la solution la plus souple et la plus disponible à court terme est la gestion de la flexibilité de la demande, en particulier auprès des clients non résidentiels (entreprises, immeubles collectifs, administrations et services publics, etc.) Actuellement ce marché porteur est labouré, en Belgique tout moins, par plusieurs entreprises spécialisées. On peut se demander à cet égard si les gestionnaires de réseaux ne devraient pas à défaut d’être eux-mêmes présents sur le marché, tout au moins disposer d’instruments de régulation pour éviter qu’à l’intermittence des ENRV vienne s’ajouter le caractère aléatoire du traitement de la flexibilité.
Si la mutation des réseaux électriques est incontestablement le grand défi des prochaines décennies, elle ouvre aussi des opportunités de développement économique et industriel dans des domaines tels que les smarts grids, la régulation de la demande via le smart metering, le stockage de l’énergie et bien entendu l’efficacité énergétique dont tout le monde parle mais qui, tel Godot, tarde à venir.
Pourquoi, dans ces secteurs stratégiques pour l’avenir de nos économies et de nos sociétés, ne pas s’inspirer des grandes réussites européennes dans les domaines de l’aéronautique et de l’espace notamment ?
Autrement dit, mettre en synergie les moyens financiers de la Commission européenne et des Etats membres technologiquement avancés pour lancer de grands programmes de recherche-développement et d’innovation industrielle qui placeraient l’Europe en tête de peloton comme elle l’a été pour Airbus et Ariane. Dans le même esprit, afin de valoriser la diversité de nos choix énergétiques et d’en faire un atout plutôt qu’un handicap, le développement de grandes infrastructures d’interconnexion, conçues et financées au niveau européen, rendrait possible enfin la création d’un véritable marché intérieur de l’énergie qui assurerait notre sécurité d’approvisionnement et stabiliserait les réseaux tant de transport que de distribution.
Encore faut-il que le marché prenne en compte les nouvelles contraintes nées de la transition énergétique comme ses conséquences sur les réseaux et surtout que les responsables posent les bonnes questions. Ainsi, la séparation d’activités régulées et monopolistiques comme le grand transport et la distribution a-t-elle encore un sens ? Ainsi, le soutien aux ENRV mais aussi aux productions non polluantes telles que les centrales nucléaires ou au gaz ne nécessite-t-il pas un modèle de marché qui concilierait concurrence à court terme et planification à long terme avec la sécurité juridique qu’elle implique ? A force de multiplier les aléas, la Commission et les Etats membres ont fragilisé le système énergétique au détriment des entreprises et des consommateurs résidentiels qui en payent le lourd tribut. Et puisque l’on parle de tarif, autant poser la question qui fâche : qui paiera demain les réseaux dont on devine qu’à long terme ils distribueront de moins en moins d’électricité ? Ne serait-il pas temps de réfléchir à une structure unique des tarifs au niveau européen combinant socle capacitaire et flexibilité de la consommation ? Autrement dit, à quand un régulateur unique européen qui placerait tous les distributeurs sur un pied d’égalité ?
Autant de questions qu’il faut aborder comme celui de l’indispensable taxe carbone, en abandonnant les « a priori » idéologiques dans lesquels, malgré les échecs, semblent encore se complaire la Commission européenne et la plupart des Etats membres.
Intégration des énergies renouvelables et réseaux de distribution – Perspectives et problèmes
Claude Desama – Paris le 29 juin 2015
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Claude Desama
Professeur honoraire de l’Université de Liège
Président d’Intermixt Wallonie