Comme leur nom l’indique, les primaires consistent à soumettre la désignation du candidat d’un parti politique à une future élection, présidentielle ou autre, au vote préalable, soit des seuls adhérents de ce parti dans le cadre de ce que l’on appelle une primaire « fermée « , soit d’un collège électoral plus large dans le cadre de ce que l’on qualifie de primaire « ouverte ».
Il s’agit donc d’une sélection « en amont », qui ne dépend plus du cercle restreint des instances dirigeantes d’un parti, mais qui fait appel au vote des militants, voire des sympathisants de ce parti.
Inspirées de l’exemple américain et d’autres expériences en Europe, notamment en Italie, les primaires sont d’apparition relativement récente en France puisqu’elles ont été utilisées pour la première fois en 1995 par le parti socialiste pour choisir son représentant à l’élection présidentielle[1]. Depuis, de nombreuses autres formations politiques ont eu recours à ce processus pour sélectionner leur candidat à l’élection présidentielle ou à des scrutins locaux, et c’est cette méthode qui a été retenue par Les Républicains pour désigner en novembre 2016 le candidat qui portera leurs couleurs en 2017[2].
La pratique des primaires s’est donc banalisée et fait l’objet aujourd’hui d’une large approbation. Faut-il s’en féliciter, et rejoindre le chœur unanime de ses laudateurs qui n’en voient que les vertus apparentes, prétendument démocratiques, ou faut-il au contraire s’inquiéter de ses vices cachés, dont on peut redouter les effets les plus pervers sur le fonctionnement du système politique ?
C’est malheureusement la seconde hypothèse qui doit être prise en considération, car les primaires sont en réalité un double piège. Un piège pour les institutions de la Ve République et un piège pour ceux qui y participent.
Un piège pour les institutions de la Ve République
La Constitution de 1958 a eu pour objectif essentiel de rétablir l’autorité, la stabilité et l’efficacité du pouvoir exécutif qui avaient fait si cruellement défaut aux deux Républiques précédentes, en ne le faisant plus dépendre des combinaisons entre partis politiques mais en le faisant émaner, d’abord indirectement, puis directement à partir de la révision de 1962, du suffrage universel. C’était l’intention principale du général de Gaulle, qui voulait mettre fin au « régime des partis » en donnant aux Français la possibilité de désigner eux-mêmes le chef de l’État, par ailleurs doté des pouvoirs les plus larges lui permettant d’exercer vraiment et pleinement sa fonction. Dans ce sens, un scrutin à deux tours a été mis en place, afin que les électeurs puissent, selon le vieil adage, « choisir » au premier tour et « éliminer » au second, effectuant ainsi leur choix décisif sans subir une influence excessive de la part des partis. Les candidatures relevant d’une démarche individuelle, c’est donc le premier tour de l’élection présidentielle qui faisait office de primaire et c’est ce qui s’est passé à plusieurs reprises, aussi bien à droite qu’à gauche.
Parce qu’il est conçu comme le moment décisif où se rencontrent, sans intermédiaires, un homme et un peuple, l’élection du Président au suffrage universel direct est le mécanisme essentiel du fonctionnement des institutions. C’est cette clé de voûte de la Ve République que les primaires viennent remettre en cause, en rajoutant une sorte de tour préliminaire aux deux tours du scrutin présidentiel et en remettant ainsi dans le circuit, de facto, les partis que la Constitution a précisément voulu écarter du processus.
Voilà pourquoi les primaires, qui ne sont qu’une procédure partisane qui rétrécit plus la démocratie qu’elle ne la renforce, sont contraires à la lettre et à l’esprit de la Constitution. D’autant plus qu’elles ne reposent, il faut le souligner, sur aucune norme législative ou règlementaire, et qu’il ne s’agit donc que d’une simple pratique, susceptible de donner lieu à des irrégularités de toutes sortes mettant en cause la sincérité du scrutin.
Du point de vue institutionnel, les primaires présentent un autre inconvénient majeur : celui de cristalliser, voire de provoquer les ambitions et les rivalités personnelles au sein des partis, au détriment des vrais débats politiques, et de favoriser la mise en place de ce que l’on appelle des « écuries » présidentielles qui sont un facteur permanent de division, évidemment amplifié par le raccourcissement du mandat à 5 ans. On peut même dire à ce propos que les primaires, par l’électoralisme permanent qu’elles entraînent, aggravent les effets néfastes du passage du septennat au quinquennat.
A ce rythme, la Ve République risque de perdre son âme et c’est la raison pour laquelle les primaires sont pour les institutions un piège redoutable. Mais c’est un piège non moins redoutable pour ceux ou celles qui y participent.
Un piège pour les participants
L’expérience prouve de manière irréfutable que les primaires, depuis leur apparition en France, qu’elles soient ouvertes ou fermées, qu’elles se déroulent à droite ou à gauche, et qu’elles soient nationales ou locales, aboutissent toutes au même résultat : sort vainqueur de la compétition celui ou celle qui bénéficie, au moment opportun, de la faveur des sondages. C’est-à-dire, pour être plus précis, celui ou celle qui présente, aux yeux des adhérents de son parti ou des sympathisants de son camp, les plus grandes chances de remporter la victoire lors de l’élection en vue de laquelle la primaire a été organisée.
Les participants, qu’il s’agisse aussi bien d’ailleurs des électeurs que des candidats eux-mêmes, tombent ainsi, systématiquement et irrésistiblement, dans le piège tendu par les médias et les instituts de sondage. Au détriment des idées, des projets et des programmes politiques.
Mais le grand défaut du système, c’est que cette tyrannie du sondage n’est pas la garantie du succès futur, loin de là ! Une série d’exemples permet de le démontrer.
Tel a été le cas d’abord pour Ségolène Royal, triomphant avec plus de 60 % des voix de ses deux rivaux Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius lors de la primaire socialiste fermée de 2006, mais battue par Nicolas Sarkozy lors de la présidentielle de 2007. Tel a été le cas, à un niveau différent, des candidates issues des primaires organisées par l’UMP à l’occasion des municipales de 2008 et 2014 à Paris. Pour celles de 2008, l’UMP a organisé une primaire fermée les 25 février et 4 mars 2006 permettant de désigner Françoise de Panafieu au détriment de ses concurrents[3]. Elle a pourtant été sévèrement battue par Bertrand Delanoë en mars 2008. En ce qui concerne les municipales de 2014, l’UMP a organisé en mai-juin 2013 une primaire ouverte à tous les Parisiens inscrits sur les listes électorales, à laquelle un peu plus de 20 000 votants ont participé[4], mais NKM a été nettement battue par Anne Hidalgo, qui n’était pourtant pas la maire sortante, en mars 2014.
Le seul cas où le vainqueur d’une primaire est également sorti vainqueur de l’élection pour laquelle il a été choisi est celui de François Hollande, puisqu’il a remporté successivement la primaire socialiste ouverte de 2011 et la présidentielle de 2012. Mais ce cas pose un autre type de question, plus fondamentale : le système de la primaire aura-t-il permis de sélectionner le meilleur candidat, non pas pour gagner l’élection, puisque cet objectif a été atteint, mais pour exercer ensuite les fonctions pour lesquelles il aura été élu ? On peut évidemment en douter, et donc douter en même temps de la valeur du mode de sélection retenu pour dégager le meilleur candidat possible à une échéance aussi capitale.
Ces divers exemples prouvent clairement que les primaires sont loin d’être le système idéal vanté et préconisé par certains. Car s’il est vrai que les primaires sont une conséquence de la crise de légitimité dont souffrent les partis politiques, souvent incapables de mobiliser et de rassembler autour d’un leader incontestable, il s’agit en vérité d’une conséquence pour le moins malencontreuse.
Le cas d’espèce que représente actuellement la primaire que l’UMP, devenue depuis Les Républicains, a décidé d’organiser en novembre 2016 en vue de l’élection présidentielle de 2017[5] est à cet égard très révélateur. Tous les défauts du système s’y retrouvent de façon éclatante, pour ne pas dire caricaturale.
Premier défaut : celui d’anticiper inutilement les échéances et d’accentuer les effets pervers du quinquennat en provoquant une sorte de campagne électorale permanente qui réduit la vie politique à un « combat des chefs » incessant. La rentrée politique de septembre 2015 à droite a ainsi déjà été placée par les médias sous le signe de la primaire qui n’aura lieu qu’en novembre 2016, ce qui n’a strictement aucun sens;
Deuxième défaut : la personnalisation à outrance, se réduisant à des opérations de pure communication et conduisant certains candidats à se prêter avec complaisance aux dérives les plus contestables de la « peoplisation » ;
Troisième défaut : l’accentuation des antagonismes. Ceux qui pensent que la primaire sera un facteur d’apaisement se trompent lourdement : elle va au contraire provoquer des fractures qu’il sera très difficile de réduire, tant elle aura vu se succéder coups de Jarnac, invectives personnelles et petites phrases assassines ;
Quatrième défaut : l’absence de vrai débat politique de fond. D’abord, à cause de l’obsession du sondage, qui occulte tous les autres critères de sélection. Mais aussi pour une autre raison, tenant au fait que tous les candidats appartiennent au même parti et que cela leur interdit évidemment d’adopter des positions trop divergentes sur les grands enjeux nationaux ou internationaux et sur les réformes à entreprendre : les différences ne sont donc que marginales, et c’est systématiquement la forme qui l’emporte sur le fond[6]. Ici encore, c’est la personnalisation qui s’impose et qui édulcore les débats, avec une conséquence dont on peut aujourd’hui mesurer l’ampleur : la montée des extrêmes, qui profite pleinement des espaces idéologiques ou programmatiques ainsi dégagés.
Finalement, nul ne sortira indemne de cet exercice apparemment démocratique mais en réalité pernicieux : ni les candidats, ni les électeurs, ni les partis qui l’auront mis en œuvre. Le piège se refermera sur eux et il sera démontré une fois de plus que les primaires ne sont en France qu’une fausse bonne idée et qu’elles ne font qu’aggraver le mal qu’elles prétendent guérir.
Olivier Passelecq
professeur à l’IPAG de l’Université Panthéon-Assas
[1] En l’occurrence Lionel Jospin, préféré à Henri Emmanuelli dans le cadre d’une primaire « fermée » où seuls les adhérents du PS ont pu voter. La raison d’être de cette première expérience est révélatrice : c’est parce qu’aucune candidature légitime n’a pu s’exprimer que la primaire a été mise en œuvre, François Mitterrand ne se représentant pas au terme de son second septennat et Jacques Delors ayant renoncé au dernier moment.
[2] Auparavant l’UMP a organisé un vote interne pour le choix de son candidat à la présidentielle de 2007 (Nicolas Sarkozy étant le seul candidat), des primaires pour les élections municipales de Paris (permettant de désigner Françoise de Panafieu en 2008 et Nathalie Kosciusko Morizet en 2014) et une primaire en 2010 pour départager Roger Karoutchi et Valérie Pécresse, candidats aux régionales en Ile de France.
[3] Pour illustrer l’influence décisive des sondages lors d’une primaire, le cas de Françoise de Panafieu est exemplaire. C’est grâce à la publication dans la presse au moment opportun d’un sondage très favorable, commandité par un membre de son entourage, qu’elle a pris l’ascendant sur les autres candidats.
[4] Par vote électronique, ayant donné lieu –c’est le moins que l’on puisse en dire- à quelques dysfonctionnements.
[5] Afin de départager Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, Bruno Le Maire, François Fillon et quelques autres… Il s’agira d’une primaire à deux tours ouverte à l’ensemble des sympathisants de la droite et du centre, qui devront verser 2 € pour voter à chaque tour de scrutin.
[6] Une récente enquête d’IPSOS réalisée pour Le point fin août 2015 le confirme : la principale motivation des électeurs se déclarant certains d’aller voter à la primaire pour l’un des deux favoris, Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy, est de « croire qu’il l’emportera à l’élection présidentielle, quelques soient ses adversaires ». Les idées qu’ils défendent ne viennent qu’au second rang. Alors que pour les deux autres candidats, pour l’instant beaucoup moins bien placés dans les intentions de vote, Bruno Le Maire et François Fillon, ce sont précisément les idées qui prédominent largement : CQFD.