Une civilisation se caractérise par l’ensemble des composantes matérielles et spirituelles qui marquent la société et les modes de vie dans un espace spatio-temporel donné. Elle ne peut garantir à la fois la qualité du vivre ensemble et sa propre survie que si elle assure un équilibre créatif entre ses différentes composantes et si elle s’ouvre aux autres civilisations. Ainsi, la civilisation arabo-musulmane a sombré quand elle s’est refermée, quand elle est tombée dans une sorte de populisme et d’angélisme outré. Rappelons par exemple que Cordoue, qui avait systématiquement valorisé les sciences et les techniques au temps de sa splendeur, en était venu à interdire certaines sciences ou certaines industries considérées comme profanes.
Une évolution inquiétante
Depuis la révolution industrielle, l’humanité a beaucoup progressé au plan matériel, mais le volet éthique et spirituel a pris du retard ; la mondialisation que nous connaissons actuellement ne fait qu’aggraver ces tendances. Elle résulte de trois facteurs essentiels :
– la généralisation de la concurrence mondiale qui, dans des pays comme le nôtre, entraîne inéluctablement une baisse du niveau de vie ;
– la dérégulation financière, qui promeut le règne de l’argent et livre l’économie à des réseaux insaisissables peu soucieux du bien public et de la solidarité ;
– l’essor vertigineux des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui, en une génération, entraîne un bouleversement des modes de vie d’une ampleur qu’on n’avait sans doute jamais connue.
Beaucoup d’entre nous fuient dans le virtuel. Les égoïsmes sont exacerbés On veut toujours plus et toujours immédiatement ; le court-termisme et le plaisir instantané nous privent d’objectifs précis à moyen et long termes. L’immédiateté impose sa loi aux travailleurs comme aux consommateurs ; la gouvernance des Etats et des entreprises ne s’attache qu’aux résultats à court terme, ce qui empêche toute vision stratégique et fait obstacle au développement durable. Les protagonistes des dimensions matérielles, économiques et technologiques manifestent une présence de plus en plus forte. Ceux qui devraient être les gardiens du volet éthique et spirituel – les grandes religions, par exemple – ne travaillent pas de manière suffisamment coordonnée et leur laissent le champ libre.
Cependant, la crise économique et financière des dernières années a montré l’urgence de nouvelles régulations pour restreindre les excès spéculatifs. Et les attentats qui ont frappé le sol national nous plongent dans la violence d’un terrorisme qui submerge des territoires de plus en plus nombreux. La mise en place d’une gouvernance économique, politique et stratégique au plan mondial apparaît de plus en plus nécessaire, mais la difficulté est d’autant plus grande que l’Occident bafoue en permanence les valeurs qu’il proclame universelles et que ces valeurs ne sont pas toujours partagées par le reste du monde.
Dans notre pays, les débats actuels mettent particulièrement l’accent sur la liberté d’expression et la laïcité, dont la mise en œuvre soulève quelques questions. En ce qui concerne la liberté d’expression, deux exemples peuvent être cités. Le premier concerne le cyber harcèlement des jeunes, dont on parle trop peu. Aux messages blessants ou menaçants s’ajoute la diffusion de photos et de vidéos susceptibles de ridiculiser rapidement les victimes aux yeux d’une très large communauté. Pour des dizaines de milliers de jeunes, Internet, le téléphone portable et les réseaux sociaux deviennent de redoutables outils de persécution. Il y a certes des lois contre le cyber harcèlement et elles se renforcent ; encore faut-il que des faits très graves puissent être prouvés et que les victimes entament et mènent à terme une action judiciaire difficile et parfois traumatisante.
La dévalorisation des valeurs politiques et la montée du populisme
Le second exemple de questionnement que pose la liberté d’expression est fourni quotidiennement par la sphère médiatico-politique. Les responsables politiques devraient être exemplaires par leur attitude de respect mutuel et par leur capacité de conduire des débats constructifs. Mais les médias nous montrent une course permanente au dénigrement, à la petite phrase assassine, au rejet systématique de l’autre camp, au bashing. Il y a d’ailleurs une grande convergence entre les moyens offerts par l’audiovisuel, qui favorise les pulsions et les réactions instinctives, et les besoins des personnalités politiques qui recherchent des retombées rapides. Le spectacle ainsi offert ne laisse aucune place à la réflexion, mais il fait perdre la notion de bien public, dévalorise la classe politique, favorise ainsi la montée du populisme et peut conduire aux pires dérives.
Le mot populiste est une sorte d’injure qu’on adresse à des partis qui défendent les identités, les enracinements et dont le succès actuel auprès des couches populaires peut être expliqué par deux facteurs :
– l’uniformisation des cultures, des modes de vie et des comportements suscite en retour une exacerbation identitaire ;
– les élites, portées par l’idéal d’être citoyens du monde, prônent l’émancipation au détriment des différentes formes d’enracinement (nation, patrie, famille…) ; mais ce langage n’est pas compris car les gens du peuple ont besoin d’enracinement ; ils veulent que leur identité soit reconnue et respectée.
Dans une Europe tiraillée entre la mondialisation acculturée et le repli dans l’impasse nationaliste, les populistes s’adressent à des gens qui ont des préoccupations simples, dans un langage que ceux-ci sont aptes à comprendre.
Ceci étant, le populisme n’est pas une exclusivité occidentale. D’ailleurs, on peut noter que la montée du populisme, telle qu’on l’observe actuellement en Occident, et le développement du terrorisme qui se manifeste en terre d’islam ont des causes voisines. Là comme ici, beaucoup de gens cherchent à rejeter l’autre et à promouvoir un idéal identitaire. Même Daesh commet ses crimes abominables au nom d’une idéologie qui ne se réclame pas exclusivement de la religion mais qui flatte les instincts identitaires et se nourrit de l’exacerbation populaire. De telles situations peuvent entraîner des alliances entre les extrêmes, comme l’alliance entre l’extrême gauche et l’extrême droite en Grèce ou, dans un registre tout à fait différent, l’alliance de fait entre des faucons américains et les leaders d’Al Qaïda. Mais cette observation ne doit pas faire perdre de vue qu’il y a dans l’extrémisme islamique une part de responsabilité liée à la fausse compréhension de l’islam et/ou à la volonté d’instrumentaliser la religion à des fins politiques ; d’ailleurs plusieurs intellectuels musulmans soulignent que cette dimension doit être prise en considération pour mieux comprendre le phénomène et faire face aux défis communs. Aucune civilisation n’est à l’abri du fanatisme.
La laïcité, oui, mais laquelle ?
Quant à la laïcité, il s’agit d’un concept très ancien. Dans la tradition judéo-chrétienne, la nécessité en est démontrée dans le livre de l’Exode. Quand Moïse, chef du peuple juif, part sur le mont Sinaï pour recevoir les Tables de la Loi, il se fait remplacer par le grand prêtre Aaron, qui cumule donc la responsabilité temporelle et la responsabilité spirituelle. S’ouvre alors une période de profond désordre marquée par la construction et l’adoration du Veau d’or.
Dans la religion musulmane, la séparation pratique entre le spirituel et le temporel va de soi : il n’y a pas de clergé, donc il n’y a aucun pouvoir religieux qui serait susceptible de fusionner avec le pouvoir politique. On peut aussi rappeler que la Constitution de Médine, qui est le premier acte constitutionnel de l’histoire musulmane, entérinait et favorisait la coexistence des trois religions juive, chrétienne et musulmane. Bien sûr, il arrive que la religion musulmane soit instrumentalisée par des individus et des groupes désireux d’accroître leur notoriété, d’assouvir leur soif de violence et de conquérir un certain pouvoir. Mais n’est-ce pas, à un moment ou à un autre de l’histoire, le lot de toutes les religions ?
Aujourd’hui, la laïcité, c’est la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, c’est l’impartialité et la neutralité de l’Etat à l’égard des confessions religieuses. Bien que ce principe soit bien admis en France, son application se heurte à des difficultés. En particulier, certaines mesures prises ou proposées au nom de la laïcité peuvent paraître anti-islamiques, blesser la communauté musulmane et susciter des tensions avec les autres composantes de notre société.
Plusieurs articles récents ont mis en regard une laïcité positive et une laïcité restrictive, une laïcité ouverte et une laïcité fermée. Espérons que ce débat débouchera sur la valorisation d’une laïcité positive et ouverte qui invite toutes les religions et aussi toutes les traditions athées et agnostiques à travailler ensemble pour créer une éthique qui soit adaptée à la mondialisation et au développement des NTIC et qui en corrige les défauts. Souhaitons que l’Etat laïc, neutre et impartial par principe, soit aussi accueillant pour toutes ces religions et tous ces mouvements car c’est par leur travail commun que nous ferons de notre société un espace vivable.
Partir à la recherche d’une mondialisation plus humaine est une œuvre de longue haleine qui impliquera les futures générations. Il faudra agir avec beaucoup d’humilité et de ténacité et s’appuyer sur l’héritage culturel des civilisations traditionnelles qui avaient progressivement élaboré des valeurs permettant de vivre ensemble dans une sécurité et une prospérité croissantes. Pour qu’une civilisation humaniste puisse ainsi voir le jour, il faut mettre l’accent sur deux axes d’effort :
– que les défenseurs du volet éthique et spirituel renforcent leur coopération et ne laissent plus le champ libre à ceux qui jouent sur les pulsions pour promouvoir leurs propres intérêts matériels ; le dialogue interreligieux est très important à cet égard ;
– que nous sensibilisions les jeunes générations et que nous leur inculquions le désir du savoir, le respect de l’écoute et le goût de l’échange.
Compte tenu de leur héritage culturel, l’Europe et particulièrement la France ont des atouts réels pour relever un tel défi.
La beauté et la force de l’être humain résident dans la diversité. Mais pour qu’elles puissent s’expriment, il faut que nous dépassions la crainte réciproque et le repli identitaire, que nous apprenions à nous connaître pour ensuite nous respecter. Nous pouvons nous appuyer sur la fraternité, cette troisième vertu républicaine, qui peut créer de l’unité sans prendre le risque de l’uniformité. C’est alors que nous pourrons travailler ensemble pour construire un destin partagé.
A propos d’un débat organisé le 3 mars 2015 par la revue Passages et l’association ADAPes et les paroisses catholiques de Châtenay-Malabry. Sont intervenus Claude Liévens, Chantal Delsol, Ould Sass Mohamdy Mohamed Bechir et Emile H. Malet.
Claude Liévens
(A partir d’un débat organisé à Châtenay-Malabry le 3 mars 2015)
* Professeur (Université de Strasbourg) et consultant en finance islamique, membre fondateur de l’ACERFI (audit, conformité, étude et recherche en finance islamique)
Ould Sass Mohamdy Mohamed Bechir*