Le projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) est un projet conduit par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) dans les départements de la Meuse et de la Haute-Marne. Cigéo est conçu pour stocker les déchets radioactifs les plus dangereux pour l’homme et l’environnement. Fruit de plus de 25 années de recherches, Cigéo a fait l’objet de trois lois depuis 1991 et de deux débats publics.
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Au-delà des enjeux de conception, de réalisation et d’exploitation, le projet Cigéo se situe au croisement de défis techniques et sociétaux. Comme tout projet développé par la filière nucléaire, Cigéo doit faire face au temps long. C’est une caractéristique commune à l’ensemble de la filière, c’est l’une des problématiques qu’elle doit résoudre pour se projeter dans l’avenir.
En effet, la temporalité longue du secteur nucléaire est probablement sans commune mesure avec tout autre secteur d’activité : les temps de développement, de construction et de retour sur investissements ne peuvent se réduire à un décompte en années, ils ont pour unité de temps une ou plusieurs générations. Ne serait-ce que de ce point de vue, la filière nucléaire est unique.
Or, dans un monde toujours plus véloce, dans lequel la cadence des changements économiques (évolution des cours des marchés mais aussi évolutions technologiques) et des changements sociétaux (développement de l’individualisme, hiérarchies sociales moins rigides, institutionnalisations des conflits sociaux…) s’accélère, la filière du nucléaire doit s’adapter. Cet enjeu ne se limite pas au seul débat entre le « short-termisme » d’un côté et le temps long de l’autre. Si la filière nucléaire a pour elle son histoire, sa solide expertise, son capital technologique et humain, elle doit faire preuve d’agilité pour affronter les nouveaux défis qui se présentent à elle en intégrant notamment un nouveau rapport au temps.
Dans le cas du projet Cigéo, sans même évoquer la durée de vie vertigineuse des déchets les plus dangereux qui seront pris en charge, le rapport au temps long est plus qu’une réalité. Il structure le projet et sa gouvernance. La recherche et le développement, la conception et la construction initiale de Cigéo auront mobilisé plus d’une génération. Le temps de son exploitation et de sa construction complète en mobiliseront environ quatre autres. Les enjeux du projet Cigéo sont donc tout autant scientifiques et techniques qu’éthiques et sociétaux.
La réversibilité
Pour répondre à ces défis, nous avons su construire collectivement un outil adapté au projet : la réversibilité. En effet, au fil du temps, cette notion d’abord technique s’est imposée comme un principe de gouvernance.
Le concept initial de la réversibilité avait pour principal objet la récupérabilité des déchets qui seraient stockés dans Cigéo et l’espoir qu’ils pourraient, grâce aux progrès scientifiques à venir, être réutilisés. Malheureusement, pour l’heure et malgré les avancées technologiques qui ont pu être enregistrés ces dernières décennies, il semble que le temps long de la recherche rende encore ces espérances illusoires.
Progressivement, le concept de réversibilité a évolué, dépassant le seul champ d’une réorientation technologique pour intégrer une transformation profonde permettant de prendre en compte à la fois les incertitudes et les aspirations sociétales n’enfermant pas les générations qui nous suivent dans nos choix et ne fermant pas de manière définitive les mondes possibles qui nous sont encore inconnus.
La réversibilité est donc un principe de gouvernance fort, de pilotage du projet, offrant une liberté de décision aux générations suivantes et s’appuyant sur une boîte à outils composée à la fois d’outils de gouvernance et de conduite du projet.
Cette liberté de décision est rendue possible grâce au caractère incrémental et progressif du projet Cigéo qui se caractérise par un jalonnement des grandes étapes du projet, l’amélioration continue des connaissances, la transparence et la transmission des informations et des évaluations sociétales périodiques. Chaque génération aura ainsi à faire des choix pour soit poursuivre, soit réévaluer, soit réorienter ou soit revenir sur des décisions antérieures.
C’est là tout le sens que le législateur a voulu donner à la notion de réversibilité dans la loi de 2016.
C’est aussi là tout le sens du plan directeur d’exploitation (PDE), premier support concret à la réversibilité. Ce document décrit le déroulement de référence du projet Cigéo (inventaire de dimensionnement du projet, dates prévisionnelles de construction, jalons de fermeture), les conditions de démarrage de son exploitation (phase industrielle pilote) et des modifications possibles du projet dans le cadre de l’exercice de la réversibilité. Le PDE est pensé comme un support au dialogue et à la co-élaboration de la gouvernance collective.
Notre génération a la charge de concevoir et de provisionner le financement du projet tel que nous le concevons aujourd’hui. Cette conception inclut une solution de référence et une capacité d’évolution, sorte « d’option » offerte aux générations futures dont le coût est assuré par notre génération.
Si notre responsabilité est de laisser des options ouvertes, l’exercice plein et entier de ces options (études nouvelles, investissements supplémentaires, nouvelles architectures) restera en revanche bien sûr à la charge de la génération qui l’exercerait.
Assurer la gestion des déchets les plus dangereux pour l’homme et l’environnement c’est certes la responsabilité de notre génération, celle de la génération qui a tiré et tire encore profit de la production électronucléaire au quotidien. Ne rien faire aujourd’hui, ce serait enfermer la génération suivante dans une forme d’irréversibilité dans la mesure où on obligerait celle-ci à faire à notre place dans des conditions (financières, économiques, techniques, politiques, sociétales) dont aujourd’hui nous ignorons tout.
En ce sens, notre génération, dans un souci éthique, essaie de mettre en œuvre la meilleure option disponible aujourd’hui pour assurer la mise en sécurité de ces déchets, pour une grande partie déjà produits. En faisant cela, nous apportons une réponse aux questions éthiques sur les déchets existants mais cette réponse ne saurait aucunement épuiser les débats éthiques sur l’avenir de la filière nucléaire ainsi que sur les déchets qui pourraient être produits dans le futur.
Cette responsabilité intergénérationnelle deviendrait écrasante, voire paralysante, si nous nous laissions prendre au vertige des centaines de milliers d’années, voire de l’éternité. Il convient donc de bien y réfléchir, y compris en terme d’éthique. C’est bien, au premier chef, vis-à-vis des générations les plus proches que notre responsabilité doit d’abord se concentrer.
A l’image de parents vis-à-vis de leurs enfants, nous ne faisons pas tout à leur place, nous ne prenons pas leur place. Nous nous attachons à être bienveillants, à faire ce que l’on considère être la meilleure des solutions en leur laissant ensuite des possibilités d’action qu’ils décideront de saisir ou non, en exerçant leur libre-arbitre, de manière proportionnée et légitime. Ainsi, il existe une voie morale originale, celle du « take care »raisonnable que l’Andra cherche à développer dans le cadre du projet Cigéo et qui peut aider à approcher les enjeux éthiques de projets qui engagent plusieurs générations.
Pierre-Marie Abadie*
*Directeur général de l’Andra