Quelle réponse « Le Serpent » apporte-t-il au mystère de la vie ? Y a-t-il une mémoire du vrai qui combat la mémoire du rêve ? Au lecteur de le trouver en entrant dans ce jeu de cache-cache. Rocambolesque et passionnant, il serre parfois le cœur un peu trop fort. L’humour de Marc Nacht autant que son érudition sont un bonheur. Ce roman semblerait celui d’un Candide. Mais plus encore : embrouillé, actualisé et sincère. Candide s’appelle ici Léon, le narrateur, qui vit d’abord son enfance dans Heurtebise, minuscule hameau de l’Yonne, sous l’occupation nazie, entouré de héros de la Résistance colorés et loufoques, dont Qrinquedu, le maître de maison. Bien sûr, Léon va grandir et « la » guerre est… au pluriel. Il ira avec son inséparable copain Pierre-Marie Hautefeuille (c’est-à-dire Schwarz) en Israël et se retrouvera à sa façon soldat en Algérie. Ce destin plein d’imprévu et d’incompréhension contient des pépites, des digressions poétiques, totalement farfelues et parfaitement « vraies ». C’est un vrai romancier qui l’écrit !
1942, l’histoire commence. Elle finira maintenant, dans la même maison où les deux compères s’installent pour écrire leurs mémoires. A l’âge où aucun souvenir n’a plus le droit de s’envoler. Ils écrivent et les emprisonnent dans les mailles de leurs rires complices. Jugez plutôt : « Rares sont les Bourguignons qui parlent polonais, encore moins hébreu malgré la participation de Rachi de Troyes au développement de la viticulture ; et encore moins yiddish… mais la nouvelle de la révolte du Ghetto et de l’extermination de sa population leur parvint. » Un peu plus loin, un pilote indien de la RAF toque à la porte « It is me, open please ! », chuchote-t-il. Il s’appellera Itsmi bien entendu, personnage de poids, compatriote du python Bélial, Indien comme il se doit… Itsmi et Bélial habitent côte à côte, s’entendent bien, sauf qu’« à la saison des cerises le serpent ne laissait pas beaucoup de fruits sur l’arbre » et se défendait des reproches en expliquant que « sans son intervention sur les oiseaux, ceux-ci en auraient laissé encore moins » ! Et il y a le « Maure », mutique originaire du Rif, qui fait des clafoutis formidables. Tout le monde les achète… La chienne de Léon, Bellelurette, ne sait pas cracher les noyaux assez loin ! Dans la Bible, Bélial est le démon des ténèbres et des « sans-Dieu » cité tant dans l’Ancien que le Nouveau Testament, il est représenté comme à peu près tous les monstres, avec des serpents jaillissant de figures hideuses. Ce nom peu flatteur est donné ici au seul rejeton d’une longue pythone échappée d’un cirque. Aventureuse et sympathique, elle s’exile dans le clocher de l’église, y dévore des pigeons et adore le Seigneur du lieu. Alors ici, le serpent est un compagnon fiable, un philosophe qui sait s’en tirer dans les paradoxes… Il ne quittera jamais les personnages, travaillant pour vivre en leur absence dans un cirque ambulant. Sa longévité et sa fidélité seront exemplaires.
Une fois nos jeunes gens au lycée à Sens, le vent de la liberté va les pousser à découvrir le monde. Un signe gravé sur un caillou laissé par Qrinquedu devient le mystère dont ils iront chercher la clé en Israël. Pourquoi ? Parce que ce signe est en hébreu. D’où vient-elle, cette lettre « âyin » qui indique la direction à prendre ? Quelle idée de vouloir expliquer le destin ! Ils s’en vont vers Marseille, puis Tel-Aviv sur un rafiot, désormais leur port d’attache… Alors, Marc Nacht, sans cesser de plaisanter, apporte une rigueur historique au récit du conflit, il persistera pour évoquer « les » guerres. Bravant les Anglais déroutés et les Arabes belliqueux. 1948 : sitôt débarqués s’abattent sur eux les tirs et les bombardements. Dans la mêlée, les héros restent sains et saufs, comme les aurait fait voyager Rabelais lui-même jusqu’à l’île de Lilliput pour la quitter à nouveau… Et ils repartent vers la France : tel Ulysse, « sans le savoir, ils luttaient pour que la tempête ne cesse de diviser l’uniformité de la mer »… Décidément, cette histoire est à perdre la tête ! Surtout pas, on s’y retrouvera à la fin, et tous ensemble ! Encore un jeu du destin !
Bref retour à Heurtebise, études supérieures à Paris, départ avec le contingent des appelés. Superbe fresque sur la guerre d’Algérie. L’écrivain se fait amour, pour de vrai ? Pour son ami ? On ne sait… Enfin à Paris, Mai 68 avec « des marteaux sans maître qui battent la mesure de rien ».
Aujourd’hui, le serpent Bélial salue les arrivants retournés dans la maison de l’Yonne, la chienne Bellelurette aussi. Rien ne meurt, tout change. Les personnages sont-ils des enfants ou des vieillards ?
Marc Nacht
Editions Penta
Jeanne Perrin