Plusieurs « modes » ont traversé la psychanalyse depuis ses débuts ainsi que des fragmentations successives des écoles. Quelques-unes ont sanctifié leur « maîtres » tout en s’identifiant à lui, d’autres ont été considérées à un moment donné comme essentielles pour après les jeter aux orties. Après tant de « courants » qui se sont écoulées tout le long des années, valorisant tour à tour des tendances parfois discutables, j’étais amenée à me poser cette question : De quoi sommes-nous les héritiers ? Ou, plutôt, qu’est-ce que nos maîtres nous ont transmis comme connaissance, mais aussi comme angoisse issue de leur impuissance, de leurs propres contradictions, enfin, de leur histoire personnelle donc de leur histoire clinique. Et aussi, à quoi nous, leurs héritiers, nous nous sommes cramponnées sciemment ou pas. Une manière comme une autre, n’est-ce pas, de masquer nos propres angoisses, pas toujours travaillées dans nos analyses personnelles.
C’est tout au début de mon travail d’analyste auprès de patients dits « psychotiques » que la question du regard s’est posée. Surtout à propos de certaines conduites où, en absence de toute parole, « voir » ce qui était en train de se passer devenait nécessaire. C’est alors que le sursaut dogmatique ne s’est pas fait entendre : « La psychanalyse ne s’occupe que de l’écoute. » Le ton alarmant et alarmé, semblable à un avertissement que je trouvais insensé, m’a fait revenir vers Freud afin d’interroger la raison du « bannissement » de certains aspects de la théorie freudienne, de la Métapsychologie en premier lieu.
La Métapsychologie est, à mon avis, un ouvrage essentiel de la recherche freudienne. C’est là que Freud développa la manière de se constituer de l’appareil psychique du sujet, appareil perceptuel, appareil des sens. Dans ces conditions, tous les organes des sens, le regard et la vue rattachée à l’organe de chair, en font également partie. Mon étonnement peut se comprendre d’avoir à constater que le seul aspect retenu concernant le regard soit celui de la pulsion scopique. A savoir, « regarder par le trou de la serrure ». S’occuper du regard dans la cure vous condamnerait alors à n’être qu’un voyeur.
Alors ? Voir ou ne pas voir ce qui se passe, ce qui se meut dans la conduite du patient ? Ce sur quoi le patient en principe n’a rien à dire et l’analyste non plus.
Le regard est, en effet, une question qui semble avoir été un problème pour Freud. On ne saura pas si le fait d’allonger le patient faisait partie de l’intention de mieux l’écouter et ne pas être perturbé par toute autre chose, ou bien si c’était un dispositif pour ne pas être vu à cause de sa propre difficulté à regarder ou à être regardé. Les raisons peuvent être multiples et, comme il l’a dit lui-même, la technique de la psychanalyse il l’a élaborée en fonction de sa personnalité. Il faut dire cependant que, « allongés » ou pas, il a fait dans ses écrits quelques descriptions tellement précises qu’on peut aisément imaginer ses patients dans leurs gestes, leur manière d’agir, etc. A-t-il donc regardé, et pour quoi faire ?
Tout cela ne serait pas essentiel si sa technique n’avait pas été prise pendant des générations comme « la » vérité. Etait-ce de son fait, ou bien une manière que les « héritiers » peuvent avoir de reprendre des théorisations et les transformer en dogmes pour mieux les institutionnaliser ?
Aujourd’hui la mode est au « corps ». J’utilise des guillemets vu que ce mot est devenu une espèce de fourre-tout. Je ne vais donc pas m’attarder là-dessus si ce n’est pour rappeler que c’est précisément dans sa Métapsychologie, dans La théorie des pulsions ainsi que dans l’Esquisse que Freud développa le concept de « pulsion » pour aborder la relation entre ce qui somatise et l’expérience de l’inscription traumatique. C’est ce qui nous ramène à la question : quoi faire quand les mots ne « disent » pas et que d’autres langages « viennent » pour montrer ou faire sentir ce qu’il ne faut pas dire. [1]
Il faut rappeler que Freud mit des années pour autoriser la publication des ouvrages que l’on vient de nommer. Sa peur (c’est ce qu’il a écrit) était qu’on le considère comme biologiste. Est-ce cela, entre autres, ce qui a fait de la vue, comme pour touts les autres registres de l’appareil perceptuel, le dépôt d’un aveuglement sournois ?
Par ailleurs, et contre toute attente, Freud, considère que la psychanalyse ne se sent que rarement appelée à faire des recherches d’esthétique. Il explique alors qu’il étudie d’autres couches de la vie psychique et s’intéresse peu à ces mouvements émotifs qui forment pour la plupart la trame de l’esthétique[2]. Dans le même chapitre, il définit « l’inquiétante étrangeté » comme une sorte d’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières[3].
Voilà pour un des paradoxes : quelque chose qui est connue de tout le temps (il l’a vue ?) devient effrayante parce que pas familière. Un « heimlich » qui devient très vite un « heimliche Orte ». A savoir, les parties secrètes du corps humain : pudenda.
Selon quelques interprétations, l’aveuglement dans le cas d’Œdipe, représente un refuge à l’intérieur duquel l’obscurité qui annule la vue rejoint ce qu’il ne veut pas savoir. Il est probable que, quand Freud parle du regard qui s’aveugle dans le « continent noir » (le sexe de la femme), il a à faire avec ce « Heimlische ». Mais surtout avec l’angoisse de castration qui suit à « l’inquiétante étrangeté ». C’est-à-dire, à ce qui se présente à lui après le refoulement. Il s’agit donc d’un « Unheimlich » très inquiétant l’endroit où il a dû séjourner en son temps. Freud déduit alors que, face au « crime » commis et la fascination face à ce crime, les organes génitaux féminins pour les hommes névrosés représentent quelque chose d’étrangement inquiétant. Le résultat de cet ordre œdipien serait-il « il n’y a rien à voir… circulez ! » ?
Est-ce cela qui fait symptôme dans la « docta » psychanalytique ? Est-ce cela qui fait le refus d’un autre regard que celui de la pulsion scopique ? Est-ce la raison pour laquelle on refuse l’idée du regard comme un des outils dont le psychanalyste peut se servir pour la cure ? Est-ce la raison pour laquelle on entend certains analystes dire qu’ils ferment les yeux pendant la séance ? Ou bien est-ce l’analyste qui, identifié avec le héros de Sophocle, ferme les yeux tout comme le spectateur de la pièce face à horreur de ce qui a été commis ? Il veut bien connaître l’histoire, mais il ne veut pas savoir, voir « ça ».
Il y aurait une confusion entre l’effet cathartique qui se produirait face au fantasme de mutilation, entre la force de l’émotion et ce qui est de la vision, son esthétique ? Ou bien, est-ce la conscience morale qui doit continuer à s’imposer contre l’impulsion naturelle du crime ? La supposée écoute serait-elle alors dispensée de cette pulsion de meurtre ? D’après ce que l’on connaît de la correspondance entre Freud et certains de ses disciples ou collègues (Fliess entre autres), est-on certains que les désirs de meurtre n’ont pas circulé entre eux au travers des mots… dits ou entendus ? Autrement dit, entre la bouche et l’oreille.
Pourtant, il est toujours question du représenté comme le dit Winnicott : « Je savais que c’était un garçon, mais je ne voyais qu’une fille allongé sur le divan. »
A la suite de ce commentaire on peut constater que l’image en tant que représentation de motions pulsionnelles est un montage fait d’éléments hétérogènes et ne peut pas être considérée seulement comme un espace optique
Dès lors que l’on parvient à s’interroger de pourquoi on est cernés par des fantasmes qu’on prétend universels, on peut mieux comprendre, peut-être, l’arrogance avec laquelle certains « porte-parole » de la psychanalyse peuvent traiter des propositions de travail qui les questionnent. Et ce, malgré le fait que ces propositions sont en relation directe avec ce qui est développé dans des ouvrages psychanalytiques les plus classiques. Un exemple est ce que Freud, dans sa Métapsychologie, considère comme le « langage d’action ». A savoir le résultat de l’activité pulsionnelle qui, face à la parole interdite, prend une forme autre que le verbal. Une forme faite de langages qui, comme des vrais passeurs de sens, agissent dans le transfert.
Comme on peut le constater, on n’est pas loin de la pensée de Jean-François Lyotard et de la question de la représentation : « Pas question d’échapper à la nécessité de représenter[4]. » Toute forme est ce qui donne la donnée, même imaginative. Elle « travaille » non comme le rêve à censurer le secret, à se travestir, mais comme une anamnèse dont elle est un analogue qui traverse les souvenirs écrans (entre autres) pour s’y exposer. Toute forme mérite donc qu’on l’interroge non pas dans le sens d’un symptôme ou des hystérisassions du discours, mais comme la monstration d’un conflit réduit au silence.
Dans Ethnologie de l’art moderne[5], Carl Einstein écrit que la forme dit toujours quelque chose sur la rencontre brutale qui se produit entre des contradictions et des anachronismes. La « Forme est le savoir de l’être »[6].
On connaît l’intérêt de Freud pour la tradition philosophique grecque qui, dans son ensemble, valorise la vue. Descartes affirme pour sa part que toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels le sens de la vue est le plus universel et le plus noble. Un siècle après, la philosophie des Lumières considère que le sens de la vue offre, là encore, une métaphore d’excellence à cette quête dont le langage courant garde des traces.
A la différence de Freud, n’ayant pas été élevé dans la tradition hébraïque ni non plus lectrice des écrits bibliques, je me suis demandée s’il y avait dans le Talmud un traitement particulier du regard, de la représentation.
Dans le Zohar, il est dit qu’Abraham, après avoir vu l’invisible, Dieu, a pu voir qu’il était circoncis, ce qu’il n’avait pas pu voir auparavant.
Celui qui voit l’indicible, l’invisible, est un témoin de ce qui résiste à toute altérité »[7]. Pour les juifs (c’est toujours Chalier), si l’esprit et la lumière doivent orienter la sensibilité, donner sens à la lettre et dissiper les ténèbres, cela ne signifie pas la condamnation de la chair, de la nature et du dehors. Il y a un lieu et une place pour tous, surtout quand il est question de la pensée qui se fige sur ce que l’homme sait ou croit savoir, et que les yeux se ferment et les oreilles se bouchent à tout ce qui dérangerait le calme.
Selon la Cabbale, aucun mot énoncé par l’homme, aucun son ne sont vains, il y a un lieu et une place pour tous, surtout quand il est question de la pensée qui se fige sur ce que l’homme sait ou croit savoir et que les yeux se ferment et les oreilles se bouchent à tout ce qui dérangerait le calme.
L’Eternel est « Un » (Dt 6,4), il s’expose lui-même au risque du verbe qu’il prononce. L’impératif de l’écoute, soir et matin, résonne donc à l’oreille du fidèle en récitant à haute voix le verset : « Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu. »
Cela dit, il est indéniable que dans « Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu », l’écoute marque de manière décisive le judaïsme. Celle qui conduit certains penseurs juifs à lui subordonner tout ce qui concerne du regard, « fut-ce la beauté de la lumière »[8]. Une posture qui amène par ailleurs à dire de certains prophètes : « Ils ont des oreilles et n’entendent pas. »
L’opposition, sans doute trop simplificatrice, selon laquelle les Grecs dans leur tradition philosophique auraient valorisé la vue tandis que, pour les Hébreux, ce serait l’ouïe, n’aurait-elle pas servi pour effacer, non seulement la correspondance entre les sens, mais l’idée que l’éveil des sens est tributaire de la perception de l’altérité ?
Quelle serait donc l’oreille qui entend ce que les lèvres n’énoncent pas ?
Freud, en tant que digne héritier de la tradition hébraïque, devait savoir que pour le Talmud la vision n’abolit pas la parole et que celle-ci n’amoindrit pas la vision. Il devait savoir qu’elles s’accomplissent l’une grâce à l’autre et que le visible ne devient véritablement visible qu’en s’adressant à l’homme, de même que la parole n’est pleinement audible qu’en portant un visage. « Les mots amènent à voir », comme le dit Bhaya Ibn Paqûda. Quand l’éveil des sens cesse, l’œil ne voit plus rient et l’oreille n’entend plus rien, une somnolence mortelle commence pour s’opposer à ce que le désir avive.[9].
Voici alors quelques pistes pour tenter d’approcher ce qui résiste à utiliser sciemment le regard comme outil de travail dans la cure psychanalytique quand la situation se présente. Aussi le refus de penser le regard comme un outil dont l’analyste dispose afin que les différents langages autres que le verbal qui se présentent dans la séance puissent prendre sens dans le transfert. (Sachant, il faut le signaler, que ce que l’analyste voit dans la séance n’admet pas, comme j’insiste à le répéter dans mon ouvrage La Forme de l’Inconscient, d’interprétation de sa part[10].)
Par la suite, on entend le rappel de Freud dans sa Métapsychologie[11] : « Nous nous heurtons à l’objection selon laquelle les souvenirs latents ne devraient pas être qualifiés de psychiques, mais correspondent aux restes des processus somatiques dont le psychisme pourrait surgir. » Et il ajoute : « En tout état de cause, il est clair que la question de savoir si l’on doit concevoir les états latents de la vie psychique, qui sont incontestables, comme des états physiques, menace d’aboutir à une querelle de mots. »
Il semble alors difficile de séparer ce qui est du biologique dans la représentation de chose, ce qui se représente au niveau de la parole et ce qui fait Figure dans la séance, sachant que le lieu « innervé » correspond toujours à un fragment du représentant pulsionnel.
L’espace dans lequel on est sollicités en tant qu’analystes parle largement, comme on l’a dit, de l’hétérogénéité de l’objet qui nous occupe. Il témoigne d’un intervalle où plaisir et déplaisir, activité et passivité, la Forme que cela prend, rend perceptible ce qui fait sens dans tout discours. (Ceux-là, sont tous des concepts de l’Esquisse, injustement déconsidérés.) C’est ce qui fera peut être dire à Lacan [12] : « Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc plus que je n’en sais… »
Nous pouvons constater cependant que le conflit persiste, particulièrement en ce qui concerne la question : de quoi s’occupe la psychanalyse ? En particulier quand il s’agit du « non verbal » qui ne se « signifie » pas avec des mots dits (voire sexués), dans le discours du patient. Et ce, dû à son caractère physique, parfaitement inaccessible à toute interprétation dite « analytique ».
Pour finir, nous pouvons dire qu’il n’est certainement pas facile de porter plainte contre un mal dont personne n’a apparemment voulu imposer les effets. Il n’est certainement pas facile non plus de refuser des mythes (inclus les freudiens) comme s’ils étaient des vérités universelles.
Il nous reste cette phrase : Les mots amènent à voir, et leur absence aussi.
Berta Roth*
*Psychanalyste
[1] B. Roth. Dans le silence des mots, Ed. L’Harmattan, 1994.
[2] S.Freud. L’Inquiétante étrangeté, Essais de la psychanalyse appliquée, pbp.p.165.
[3] S. Freud. Ibid,p. 165.
[4] Jean-François Lyotard. Heidegger et « les juifs », Galilée-Débats., 1988, p.51.
[5] CL Einstein, Ethonologie de l’art moderne, Ed. Andre Dimanche. 1993.p..37.
[6] J.Lacan. Encore-Le Séminaire Live XX, Le Champ Freudien, Seuil, 1975, p. 108.
7 C.Chalier, Sagesse des sens, Le regard et l’écoute dans la tradition hébraÏque, Albin Michel L’ETRE ET LE CORPS, 1995. pp 66,67,68.
[8] C.Chalier,Ibid. p.11
[9]C. Chalier, Ibid, p. 195 .
[10] B. Roth, La Forme de l’Inconscient –entre écoute et regard, L’Harmattan, 2015.
[11] S. Freud , Métapsychologie. Idées/Gallimard, 1978.pp. 67,68,69.
[12] J. Lacan, Encore. Le Séminaire Livre XX, Le Champ Freudien, Seuil. pp 108, 109,118, 130, 131.