Emile H. Malet : Vous avez écrit plusieurs romans. D’où vous vient le cheminement de l’écrit à l’image ? Est-il lié à un auteur en particulier ? Marguerite Duras ?
Martine Tina Dassault : Avant d’être romancière, j’étais journaliste d’art. Je me suis toujours intéressée à toutes les formes d’art, autant la peinture que la photographie, la sculpture et l’architecture. Pour la photographie, j’ai beaucoup appris en dirigeant les reportages sur lesquels j’écrivais des articles dans la revue Décoration Internationale, il y a plus de vingt ans, sur l’architecture et la décoration d’abord, puis sur les objets d’art, dans une rubrique que j’avais créée. Le magazine était tellement beau et graphique, l’exigence était telle dans l’épure que l’on ne pouvait qu’y être sensible. Je suis très perméable à cela. Je suis assez vite entrée dans l’œil photographique et cela m’a vraiment passionnée, mais je ne pensais pas qu’un jour je serais curateur d’exposition. Un bel objet comme un bâtiment beau réjouit l’esprit autant que l’œil, c’est cela qui m’intéresse.
E. H. M. : Comment est venue l’idée de cette exposition et cette filiation inconsciente ?
M. T. D. : Il s’agit de ma cinquième exposition, sur l’architecture. « Architectures de sable » naît après mon premier travail sur Marguerite Duras. J’avais écrit un texte sur le couvent de La Tourette et l’abbaye de Ronchamp, deux bâtiments de Le Corbusier. Je voulais en voir plus sur l’architecture sacrée du vingtième siècle. Ma visite à Nevers de l’église Sainte-Bernadette du Banlay, très austère et construite sur le modèle d’un bunker par Parent et Virilio, fondateurs du mouvement Architecture Principe, m’a aussitôt renvoyée au film d’Alain Resnais et Marguerite Duras Hiroshima mon amour, qui traite de la double mémoire d’Hiroshima et de Nevers. J’ai alors recherché, comme un détective, les indices possibles. Plus j’avançais dans le regard, dans l’étude et dans les textes – puisque cette église n’a pas été seulement conçue par un architecte mais aussi et surtout par Paul Virilio, urbaniste et philosophe, qui a beaucoup écrit sur l’architecture bunker et sur la conception de cette église –, plus j’étais fascinée parce qu’il écrivait. A mesure que je rentrais dans ses textes je trouvais de plus en plus d’indices jusqu’au jour où je suis tombée sur un texte qui affirmait que Duras et le film Hiroshima mon amour avaient été fondateurs dans sa pensée. L’intuition de départ était une réalité.
J’ai alors écrit ce premier texte sur le cinéma de Duras, en faisant le lien entre Hiroshima mon amour et l’architecture bunker. Il fut immédiatement publié au Bulletin de la Société internationale Marguerite Duras comme un texte de recherche sur un angle qui n’avait jamais été abordé. De là je suis allée plus avant dans le cinéma de Duras.
En même temps Hiroshima mon amour m’a donné envie de faire une exposition photographique sur les bunkers. Mais les bunkers avaient déjà été largement photographiés par Paul Virilio et d’autres photographes. Je me suis avisée que le béton vient du sable, mélangé à d’autres agrégats et que les bunkers datant de la Seconde Guerre mondiale ont été construits avec ce sable local. C’est ainsi que le projet est né. J’ai alors eu l’idée de demander à Dominique Châtelet, architecte DPLG, de construire des architectures de sable, qui ont été photographiées, ainsi que les bunkers, par Michel Tréhet, avec qui je travaille depuis 5 ans, et j’ai présenté ces constructions éphémères avec les images des bunkers au Festival Planches Contact de Deauville en 2015. Il s’agissait de questionner la relation entre les bunkers, architecture guerrière, à la fois magnifique et maléfique, et les architectures de sable dans toute leur grâce mais aussi leur technicité. Explorer en même temps le rapport de la force et de la fragilité mais aussi l’ambiguïté du beau et du mal.
Antoine Grumbach, l’architecte du Grand Paris et du Grand Moscou, a eu un coup de cœur pour cette exposition. Il m’a incité à continuer et c’est alors que je lui ai proposé de m’accompagner dans ce projet. L’idée était d’appeler une douzaine d’autres architectes pour construire sur du sable. Ainsi est né le projet Archisable.
Archiplage, l’exposition présentée à Chaillot, est un extrait d’Archisable qui présente le travail de deux architectes, Antoine Grumbach et Dominique Châtelet. Deux cents images présentées sur 5 écrans tournent. Un sixième écran montre leurs croquis et leurs dessins. C’est une exposition à la fois très intimiste et très vivante.
Le projet Archisable s’agrandit pour 2018. Je présenterai le travail éphémère de 25 architectes, toujours à la Cité de l’Architecture.
E. H. M. : Qu’est-ce qui vous a mené au bunker ?
M. T. D. : C’est en lisant Paul Virilio et ses écrits sur l’architecture bunker. Il décrit comment il fut saisi, lorsqu’il avait une quinzaine d’années, après la Libération. C’est la première fois qu’il voyait la mer, il fut capté par la beauté intrinsèque de ces bunkers. Malgré le délabrement des plages et des maisons qui avaient toutes été occupées et très abîmées, il réussit à faire abstraction de tout ce que cela comportait encore de maléfique. A la suite de ces lectures j’ai commencé à regarder différemment les bunkers de Deauville et tous ceux alentour.
E. H. M. :Quel est votre rapport à la guerre, aux bunkers, à vos souvenirs d’enfance dans cette maison normande qui appartient à votre famille depuis 1947 ?
M. T. D. : C’est la guerre de mes parents. Ils me l’ont racontée, elle a bercée, si l’on peut dire, mon enfance. Mon père a été prisonnier comme soldat et s’est évadé. Il était avocat mais avait été radié du barreau comme tous les avocats juifs. Ma mère, beaucoup plus jeune, et ses parents ont fui Paris d’abord pour Brive puis Nîmes à mesure que la ligne de démarcation reculait, tandis que la Croix-Rouge a refusé de les aider à passer. Il est bon de se rappeler ces épisodes, alors que la Croix-Rouge se refait aujourd’hui une virginité.
Quand j’étais enfant, les bunkers n’avaient pas un sens guerrier, on les escaladait, on s’y cachait. C’étaient plutôt des expéditions, des aventures, un peu en cachette des parents.
Les textes de Paul Virilio m’ont incitée à un autre regard, à les sortir de leur contexte, à évacuer le maléfique et à les regarder comme des objets, des architectures.
E. H. M. : Dans l’exposition de Chaillot, on observe le travail d’architecte réalisé avec du sable, est-ce à dire que la vie est quelque chose de fragile ?
M. T. D. : La trace qu’on laisse est ce qui compte dans la vie. Cela fait longtemps que je suis obsédée par l’idée de laisser des traces et de chercher les traces de ceux qui m’ont précédée. Mon cousin, Marcel Reich-Ranicki, le célèbre critique littéraire allemand, n’a pas répondu à ma lettre. J’ai connu trop tard notre lien de parenté. Il a écrit sa biographie, en occultant une moitié de sa famille. Un autre de mes cousins a fait écrire sa guerre et sa fuite en Chine par une journaliste. Lui aussi a occulté une partie de sa famille. Chacun recense sa douleur en privé.
Ma grand-mère paternelle, juive polonaise, quant à elle, n’a jamais voulu parler de la Pologne. Lors de l’exposition de l’année passée, quelqu’un est venu avec des images de la maison familiale qui montraient des soldats allemands, torse nu, hilares, allongés sur les chaises longues dans le jardin. J’ai été à la fois subjuguée et choquée. Depuis 18 mois j’ai demandé à maintes reprises de simples copies au détenteur de ces images pour la trace, la mémoire de cette maison. En vain. Là encore, c’est comme si la trace ne voulait pas s’imprimer.
Je crains aussi que la génération de nos enfants ne s’intéressent qu’assez peu aux traces. Ils n’impriment plus les images. Elles sont conservées dans un hypothétique « nuage » dont on ne connaît pas la longévité.
On n’existe pas sans mémoire. Construire sur du sable et photographier l’événement, c’est exactement sublimer la trace. Rendre l’éphémère permanent, c’est rendre la trace à son futur.
E. H. M. : Freud dit qu’il faut de l’invisible pour retrouver du visible. La destruction du second Temple de Jérusalem en 70 a permis au peuple juif d’aller vers l’étude. Reprenez-vous peut-être cette parabole d’une manière inversée, en cherchant l’effacement de la trace par l’eau de la marée qui recouvre les constructions ?
M. T. D. : Non, je n’efface pas la trace, je la conserve et je la magnifie par l’œil du photographe. L’échelle disparaît. L’imaginaire est en marche. La photo est un révélateur. Amplifier, montrer l’invisible dans le visible, déceler ce que l’on ne voit pas forcément à l’œil nu.
E. H. M. : L’œil du photographe est le vôtre, finalement ?
M. T. D. : Oui, et c’est pour cela que je travaille depuis cinq ans avec le même photographe.
E. H. M. : Avez-vous besoin du passage de l’écrit à l’image, comme Marguerite Duras fut écrivain puis cinéaste ?
M. T. D. : Non, sûrement pas. Si je savais peindre, je le ferais. L’image est simplement un autre moyen. Les textes que j’écris pour mes expositions sont indissociables de mon travail d’auteur.
E. H. M. : J’ai vu les photos des travaux des architectes à la fois dans votre exposition personnelle et à Chaillot, on y observe des choses étonnantes, avec du sable mais très peu d’outil. Il y a un rapport civilisationnel avec de l’ancien, du primitif. Alors que vous êtes passée par la psychanalyse, poursuivez-vous cela par une archéologie du sable ?
M. T. D. : Certainement. D’une façon consciente et inconsciente. Je m’intéresse à tout ce qui opère comme révélateur et tout ce qui creuse au physique et au mental.
E. H. M. : L’architecture est-elle un passage d’amour ?
M. T. D. : C’est la trace souvent magique mais parfois infernale puisque, hélas, toutes les architectures ne sont pas belles. L’architecture est un art majeur. Bâtir évoque le toit, le refuge, et aussi le mémorial, c’est formidable. C’est la trace de l’humain.
E. H. M. : La mémoire emprunte à des souvenirs personnels, ce projet porte-t-il une trace de votre identité ?
M. T. D. : Oui, forcément. Toute création est issue du soi. Marguerite Duras ne cesse de dire que ses films sont ses livres et ses livres sont elle-même. Elle se met elle-même en scène : c’est sa voix qui rend magique le film Agatha et les lectures illimitées, et c’est sa maison dans laquelle est filmée Nathalie Granger.
E. H. M. : Hiroshima représente-t-il pour vous la Shoah, c’est-à-dire une espèce de catastrophe qui se reproduit ?
M. T. D. : Hiroshima est une Shoah, c’est-à-dire une catastrophe. Tous les désastres, toutes les douleurs du monde sont des Shoah. Je ne sais pas les résumer à la Shoah des nazis. Je n’ai pas à m’accaparer cette douleur. Elle est commune. La Shoah est une mémoire d’épouvante devant laquelle aucun bavardage n’est valide. Seule une flamme et le silence sont supportables en face de cette douleur. Elle n’est pas nommable, elle n’est pas dicible.
Duras a eu sa part de ce désastre. Elle a récupéré Robert Antelme, son mari, déporté à Buchenwald puis à Dachau comme un cadavre, et elle écrit cette lente remontée de la mort à la vie dans un livre qui s’appelle La Douleur. Elle raconte que lorsque Resnais lui demande un scénario sur le désastre d’Hiroshima, elle répond par Hiroshima mon amour, elle dit qu’elle n’aurait jamais écrit un livre sur la guerre et que pour en parler elle a choisi de raconter une histoire d’amour. Quelle plus belle destinée de l’art sinon de tourner le mal en bien ?
E. H. M. : Marguerite Duras, puis le regard de Paul Virilio, la référence et le regard de l’autre… Pensez-vous que nous avons besoin du regard de l’autre pour avoir son propre regard sur la vie et sur le monde ?
M. T. D. : Ni le regard ni la pensée ne viennent d’ex nihilo. Je pense que tout ce que l’on a à dire renvoie à des strates empilées, y compris l’art brut, qui comporte une part inconsciente mais aussi une strate empilée. Il faut faire son miel du regard des autres. L’important est d’avancer, et de transmettre. C’est le passage… Paul Virilio n’a pas fait de structures de sable et j’ai donc apporté sinon ma pierre du moins mon grain de sable à cette histoire…
E. H. M. : Depuis que vous avez réalisé cette exposition, quel regard intérieur avez-vous découvert ?
M. T. D. : Archisable a généré une humanité et des liens auxquels je ne m’attendais pas du tout. Peut-être un peu à cause de l’évidente connexion entre la maison et la mer, puisque nous n’avions qu’à traverser la rue. Mais aussi la convivialité, la communauté de pensée, le désintéressement magnifique de ces gens souvent célèbres venus donner leur temps pour la grâce d’un projet éphémère. Et puis la fatigue de la construction, l’enthousiasme, et les rires. Nous avons habité ensemble– ne fût-ce qu’une journée et une nuit – et il y avait une légèreté joyeuse imprévue.
Lorsque l’exposition fut mise en place, scénographiée par Dominique Châtelet, j’ai su qu’elle était réussie tant il y avait quelque chose de fort et d’inédit qui se dégageait : la puissance, la réflexion, la joie partagée de travailler, le contact puissant avec les éléments, la marée montante, et les cris de joie des architectes lorsque l’eau s’engouffrait dans leurs constructions.
E. H. M. : Vous êtes-vous réapproprié la mer, une façon de se réapproprier le paysage dans lequel vous vivez ?
M. T. D. : Je me suis mise à aimer ce paysage et cette mer. Bizarrement, cette mer que je connais depuis l’enfance n’était pas dans ma vie. Il faut dire que Deauville est construit dos à sa mer. Contrairement à Trouville, il n’y a pas de véritable front de mer à Deauville. Quand on ne va pas à la plage, on ne voit quasiment pas la mer, c’est une abstraction. Je me suis mise à la pratiquer et à l’aimer. J’ai compris la lumière et la variété infinie de ces paysages. A présent, il me nourrit.
Archiplage : un projet imaginé par Martine Tina Dassault, curatrice
Antoine Grumbach, architecte urbaniste
Dominique Châtelet, architecte urbaniste
Michel Tréhet, photographe*
Propos recueillis par Emile H. Malet
*Une exposition qui s’est tenue du 9/12/2016 au 12/2/2017 à la Cité de l’architecture et du patrimoine.