Avant même son accession à l’indépendance en 1956, la Tunisie a constitué un terrain précoce pour l’émancipation de la femme, élevée au rang de paradigme de la modernité et de la nation tunisienne. Il est cependant difficile d’étendre cette assertion à la sexualité féminine qui continue de constituer un tabou. Tôt dans l’enfance, la fille tunisienne comprend que son être féminin et social repose sur l’intégrité de son hymen, à la fois fragile et tout-puissant, il « décide » de sa vie future ainsi que de l’équilibre et de la position sociale de la famille.[1]
Même si la virginité n’emporte plus l’adhésion de bons nombres de Tunisiennes, elles restent pour la plupart soumises à cette exigence incontournable : d’abord pour ne pas avoir à affronter des pressions sociales insurmontables ni heurter des parents qui « ne comprendraient pas », ensuite, pour ne pas risquer d’hypothéquer leur avenir d’épouse et de mère.
C’est par rapport à une femme ambivalente, emblématique du malaise social que la future fille aura à définir ses coordonnées identificatoires imaginaires et symboliques : entre soumission à l’époux et revendications sociales égalitaires, entre mixité dans la vie publique et séparation des sexes dans la sphère de l’intime, entre valorisation de sa fonction procréatrice et valorisation d’une féminité assumée, enfin entre croyance religieuse et interrogation sur le statut de la femme tel qu’il y est prescrit.
L’attachement à la virginité est considéré comme un élément de l’identité arabo-musulmane, et comme une prescription du droit positif ; car ne nous y trompons pas, si la virginité ne fait l’objet d’aucune disposition légale préalable au mariage, le droit tunisien considère que toute relation sexuelle hors mariage, concubinage ou adultère, demeure une faute pénale passible de prison[2]. De même, le zinâ’, l’adultère, constitue au regard de la loi coranique et de ses pratiques, pour la femme célibataire ou mariée, une faute sanctionnée par la réclusion, la flagellation ou la lapidation. Les rapports préconjugaux seraient par extension également condamnables : ce qui place le mariage comme unique espace licite du rapport sexuel, et la virginité, un élément consubstantiel de celui-ci.
Si la place de la femme dans les religions monothéistes est celle de la déréglante, la maléfique, en islam, les femmes sont qualifiées de « filets du diable », Habâ’il ash-Shaytân. Elle relève de l’être démoniaque, à la fois impur, fascinant et sacré, créant chez l’homme des sentiments ambivalents, oscillant entre sacralisation, attirance et agressivité. Elles sont à l’origine du désordre toujours menaçant d’un divorce entre l’homme et son Dieu. Cette représentation imaginaire et universelle du corps féminin est au fondement de la discrimination sexuelle. Selon la logique du tabou et des conséquences de sa transgression, la femme qui a enfreint un tabou devient elle-même taboue, car elle possède la dangereuse faculté d’inciter les autres à suivre son exemple, c’est pourquoi elle doit être évitée.
Ce qui menace, c’est la « contagion » : une menace pour la stabilité sociale. Une femme dévoilée dans des lieux publics ou déflorée avant le mariage devient une femme « permise » mettant en danger l’homme et l’organisation de la cité. Ainsi, le terme fitna dans la langue arabe désigne à la fois la discorde politique, et le désordre moral que suscite la femme, objet de désir, El fâtina (fascinante).
Pourtant, l’ordre traditionnel, l’espace et les institutions publics se voient débordés par un champ de pratiques sociales où la place du corps est fortement sollicitée, mais sous silence, dans un contexte où le non-dit demeure la règle :
– La relation sexuelle est devenue précoce, le premier rapport se situant actuellement pour les filles comme pour les garçons, autour de 17 ans.
– Avec la révolution, la liberté d’expression nouvellement acquise a permis de nouvelles revendications, notamment en matière d’homosexualité.
– L’institution matrimoniale, qui est pourtant bien ancrée dans la société tunisienne, recule devant le célibat, l’âge du mariage des femmes à 29-30 ans.
– De même, on assiste à une augmentation significative des interruptions volontaires de grossesse de jeunes filles célibataires.
– Jamais la marchandisation du corps féminin n’a été aussi multiforme, les rencontres par Internet aussi recherchées, la prostitution (souvent de mineures) aussi répandue, la reconstitution de l’hymen aussi banalisée.
Ces réalités sociales, amplifiées par un monde globalisé dont les pratiques dominantes peuvent être en contradiction avec la tradition, produisent ce que l’on peut appeler une tension identitaire dont un des symptômes est la reconstruction chirurgicale de l’hymen, favorisant le choix d’une sexualité « hors les murs » par un sujet désirant disposer de son corps et voulant assumer sa sexualité. Une telle pratique serait alors à saisir comme signe de sa référence culturelle et religieuse, mais aussi dans sa fonction émancipatoire. Elle permettrait à la conscience du corps et à sa sexualité de se frayer un chemin à l’intersection même de la culture traditionnelle et de la culture moderne. La réparation chirurgicale de l’hymen pourrait ainsi s’appréhender comme un symptôme social « moderne » relevant de la culture du sujet, et témoignant de la tension qui lie « jouissance sociale et jouissance du corps ». La médecine permet à ces femmes de se présenter à elles-mêmes et à la société comme vierges, modernes et musulmanes.
La transmission aux prochaines générations de l’exigence de virginité au prix de sa reconstruction semble être assurée par les femmes qui l’ont intégrée comme exigence narcissique des hommes ; mais peut-on dire pour autant que cette pratique reste sans effets sur la psychosexualité des jeunes ? La médecine s’oppose-t-elle au travail de transformation en empêchant la société de se confronter à sa réalité ? Ou bien, participerait-elle à terme, telle une étape de transition, à un renversement de l’ordre social et religieux, permettant à la femme une plus grande liberté de son corps, et aux hommes une réorganisation subjective quant à son rapport à l’autre sexe ?
La revirgination viendrait renforcer un Moi féminin qui y trouve un appui, un recours possible lui permettant d’individualiser un corps qui appartenait jusque-là tout entier à la communauté. Ce serait la « réponse connivente » d’un discours scientifique médical et d’une nécessité adaptative de la vie moderne, qui permet à la femme une vie sexuelle sans attendre le mariage (à la trentaine) tout en protégeant l’équilibre social.
Par cette nouvelle pratique s’opère un changement de position inconsciente de la femme tunisienne : « objet » de l’ordre social patriarcal auquel elle semble se soumettre, se constitue sur le plan inconscient, grâce à la médecine, comme sujet imposant sa propre loi. Si l’hymen défloré met en jeu le rapport de l’homme à la castration, une fois reconstitué, il semble mettre en scène la femme castratrice.
La revirgination matérialise l’évanescence de l’hymen comme vérité du discours de l’homme. Le doute sur l’authenticité de la virginité que réintroduit la médecine ne réactualiserait-il pas la question fondatrice de l’infans, le savoir sur la vérité de la différence des sexes, mise en mouvement à nouveau par l’obsession de « ça-voir » si la femme possède ou non un vrai hymen. Ce qui est convoqué, c’est précisément ce qu’avait désavoué l’enfant, ici le garçon : l’incertitude, comme cause de sa pulsion scoptophilique (désir de voir et d’être vu).
La virginité de la femme renverrait directement l’homme à l’angoisse de castration pour autant que l’hymen est ce qui cache imaginairement le manque chez la femme. Métonymie phallique, objet fétiche, l’hymen serait ce voile anatomique posé sur l’impensable de la castration maternelle, qui à la fois nomme le sexe féminin et le dénie.
Le sexe de la femme déflorée prend ainsi la forme imaginaire d’une béance attractive, absorbante, menaçant l’homme de découvrir sa propre castration en miroir du manque dans l’autre. L’hymen, tout comme la séparation des sexes dans l’espace public, est un dispositif favorisant la fragile distinction entre le féminin et le masculin. Les identités de genre semblent décidément difficiles à symboliser. Il ne s’agit pas de soustraire la femme en tant qu’objet de désir, mais de la soustraire du contact visuel en tant qu’objet qui menace l’homme dans son identité sexuelle.
En tout état de cause, la réparation chirurgicale de l’hymen, apparaît comme un symptôme-limite du subjectif et du social, un aménagement entre deux normativités en conflit : celle du tabou de la virginité et des modalités dans le rapport des sexes et des identités de genres, et celle biologique, pulsionnelle relative à la revendication existentielle du sujet féminin.
Ce travail psychique et social qui s’inscrit lui-même dans une société en transition, est d’autant plus ardu lorsqu’il s’agit du sujet féminin.
Divorcer, habiter seule, vivre une sexualité en dehors du lien de mariage sont autant d’éléments de marginalité et de transgression de la culture arabo-musulmane et de ses prescriptions ; banaliser ces choix de vie revient à se désolidariser du groupe d’appartenance, à adopter le discours de l’Autre occidental alors que celui-ci semble de plus en plus rejetant, lui-même travaillé par ses propres tendances au repli identitaire et sécuritaire.
Plus généralement, les femmes tunisiennes, indépendamment de leur niveau social ou d’éducation, intériorisent dès leur jeune âge un surmoi discriminant et culpabilisant, et cherchent, chacune à sa manière, à individualiser leur corps en le dégageant des signifiants politiques, culturels, économiques, et parentaux qui l’aliènent.
Cette violence de la culture à l’encontre des femmes est patente, elle surdétermine une histoire singulière, elle crée une « solitude au féminin ».
Elles tentent d’instaurer avec la communauté et la religion[3] de nouvelles modalités de négociations en vue de faire accepter le « fait féminin », et « pousser » les hommes à se repositionner, à trouver de nouvelles coordonnées narcissiques au regard d’un sujet féminin libre et désirant. Les demandes d’analyse des femmes reflètent un véritable questionnement sur le contenu de la « rencontre» sexuelle », un désir de savoir sur le féminin, articulé au désir de l’homme, et sur le rapport des sexes : en somme, la femme tunisienne se pose enfin la question freudienne : Que veut la femme que je suis ?
Nedra Ben Smail*
*Psychanalyste
[1] Des valeurs lui sont consubstantielles : l’honneur al-hurma ou ash-sharaf, la réputation, al ‘ardh, la pudeur al hishma ou encore la honte, al‘âr.
[2] La législation interdit par exemple aux hôteliers tunisiens d’héberger un couple non marié (récemment, mise en prison d’un couple dans un hôtel tunisien).
[3] Une patiente âgée de 40 ans a décidé d’habiter seule ; elle essuie les foudres de la famille, supporte la stigmatisation, et fait fi des allusions à la figure de la putain. Culpabilisation, chantage financier et affectif, tout y passe. En dernier recours, sa mère la menace : « Tu ferais mieux d’arrêter de penser, tu vas devenir un apostat », « bech takfa »..
*Cette communication a été faite lors du colloque Passages-ADAPes : « Les printemps arabes entre l’effacement et l’inscription », qui s’est tenu à Tunis les 23/24 avril 2016.