Smaïn Laacher est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et Directeur du Centre Constructions de l’Europe, mobilités et frontières (UMR 7367 Dynamiques Européennes) université de Strasbourg. Il est chercheur associé à l’Institut national des études démographiques (UR12) et Membre associé au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-Ecole des hautes études en sciences sociales). De 1998 à 2014 il fut juge assesseur représentant le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (Paris). Smaïn Laacher est spécialiste des questions relatives à l’immigration et aux mouvements migratoires internationaux et aux déplacements forcés de populations. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles. Notamment : L’institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005 ; Femmes invisibles. Leurs mots contre la violence, Paris, Calmann-Lévy, 2008 ; Smaïn Laacher (sous la direction), Dictionnaire de l’immigration en France, Paris, Larousse, 2012 ; Ce qu’immigrer veut dire, Paris, Le Cavalier Bleu, en 2012 ; Abdelmalek Sayad. L’école et les enfants de l’immigration, Paris, Seuil, 2014. Edition établie, présentée et annotée par Benoit Falaize et Smaïn Laacher ; Des hommes et leurs mondes. Entretiens avec Smaïn Laacher par Nadia Agsous, Alger, Editions Dalimen, 2014.
À défaut de porter atteinte et d’atteindre le « cœur » et la raison du pouvoir central, même par la procédure de l’émeute, il ne reste plus aux désespérés et à ceux dont la détresse n’émeut plus personne qu’à porter la main sur soi. Un phénomène récent est apparu au Maghreb et ailleurs dans les pays musulmans, que l’on a noté au passage sans s’y attarder. Ces dernières années, en terre musulmane, des musulmans s’immolent par le feu pour protester contre les conditions d’existence qui leur sont imposées par des autorités aveugles et illégitimes. Dans le monde arabe, et particulièrement au Maghreb, ce mode de protestation est renvoyé, par les autorités et les médias, à un acte singulier ou à un « déséquilibre mental » ne possédant aucune signification politique et culturelle. Un examen attentif montre que nous sommes bien loin de ces croyances.
Dans le discours dominant, l’émeute se détache de la protestation. Nous serions en présence de deux formes de contestation de l’autorité politique et d’expression populaire.
L’émeute serait une violence qui ne demande qu’à donner de la voix, qu’à rechercher le corps à corps, moment sans fard de l’exposition de la virilité vraie, qu’a en remontrer à « ceux qui nous méprisent », et à leur reprendre, dans un acte de violence pure sans durée ni prolongement politique, ce qui a été « volé » par le gouvernement, l’État, les élus, les généraux, etc. Bref, l’émeute serait une réaction désordonnée, et violente contre toute attitude jugée humiliante.
La protestation, quant à elle, serait du côté de l’exigence morale, qui fait que l’on rend à chacun ce qui lui appartient, que l’on respecte les droits d’autrui. Contrairement à l’émeute, la protestation relève de la déclaration officielle ; elle est une configuration par laquelle on réclame quelque chose.
Alors que l’émeute consiste à se décharger de sa colère, d’un trop-plein (qui se traduirait en arabe dialectal par « bêzaf »), la protestation vise bien plutôt à charger les autorités locales et/ou nationales de fautes impardonnables ou d’incompétences avérées. La protestation exige des comptes et des engagements de toutes les parties, l’émeute exige satisfaction sur-le-champ. Quand la protestation se transforme en émeute, nous assistons à une perte du contrôle de la situation et au non-respect des rituels propres aux protestations publiques : cortège organisé et places négociées en son sein, mise en scène en direction des médias, revendications générales et particulières, drapeaux, service d’ordre interne, non-affrontement avec la police, comptage des manifestants, etc.
Lorsque la misère sociale, morale, affective et sexuelle, que le cri sans échos peut parfaitement résumer, ne trouve pas de prise en charge politique et n’est pas socialement traitée par des collectifs institués (partis, clubs, syndicats, associations, etc.), alors ce n’est pas seulement un espace public inappropriable qui vient à disparaître. S’impose en lieu et place un espace dominé partout et sans relâche par la police d’État, qui n’est rien d’autre qu’une police des mœurs et de la pensée. À défaut d’atteindre le « cœur » et la raison du pouvoir central, même par la procédure de l’émeute, il ne reste plus aux désespérés et à ceux dont la détresse n’émeut plus personne qu’à porter la main sur soi. Un phénomène très récent est apparu au Maghreb et ailleurs dans les pays musulmans, que l’on a noté sans s’y attarder.
Ces dernières années, en terre musulmane, des musulmans s’immolent par le feu pour protester contre les conditions d’existence qui leur sont faites. Mais dans le monde arabe, et particulièrement au Maghreb, ce mode de protestation est renvoyé, par les autorités et les médias, à un acte singulier ou à un « déséquilibre mental », ne possédant aucune signification politique et culturelle. Ce qui bien évidemment est faux.
« Je n’ai pas supporté de voir ma mère éplorée et humiliée, je suis donc allée à l’APC de Sidi Ali Benyoub. Ils m’ont dit que dix cas ont été choisis, on a retiré notre dossier de la liste en me précisant que si ça ne me plaisait pas, je n’avais qu’à me plaindre ! J’ai pris de l’essence de la moto de mon frère et je suis repartie à l’APC. Je voulais qu’ils me voient mourir. »
Ce témoignage, parmi des centaines d’autres, est issu d’une personne de confession ou de culture musulmane, dans laquelle le suicide est un péché absolu ; il est haram de s’ôter soi-même la vie. Et pourtant ils ont passé outre à cette obligation sacrée de laisser à Dieu le moment et la circonstance de leur mort. Ces événements sont commis et se déroulent dans des conditions analogues : des sociétés frappées par le manque de travail, de nourriture, d’eau, de logement, d’amour, de considération, de justice sociale, de droit, de liberté d’expression, etc., et dans un cadre d’oppression politique et culturelle. Cette violence extrême, retournée contre soi-même, à défaut de la diriger contre l’oppresseur, exprime la souffrance infinie de ne compter pour rien et le désespoir immense de ne pouvoir se « faire remarquer » que dans la mort.
Porter la main sur soi par le feu n’est pas seulement une méthode comme une autre. Avant d’être un « moyen » d’autosuppression, c’est d’abord et avant tout un acte politique, parce que public, une mise en scène tragique réalisée en public, à la signification pleinement politique. Ce geste public se conçoit pour tous, acteurs et spectateurs, expressément comme un acte ultime, spectaculaire et indélébile. Il surgit dans l’espace public et prend à témoin les publics présents. Ce n’est pas seulement sa vie que l’on supprime. L’immolation est un acte d’accusation porté contre la puissance publique et les puissants eux-mêmes. C’est lorsqu’il n’y a plus ni interlocuteurs ni cadre légitime pour faire valoir son tort et demander réparation, que la mort devient une issue possible à la répétition sans fin du malheur. Cet acte est politique, de part en part, parce qu’il dit à sa manière l’absurdité[1] des situations sociales et le dénuement des personnes qui réclament la possession de ce que j’appellerai des biens premiers : logement, travail, soins, éducation et respect de soi. Ce sont là autant de possessions qui sont au fondement de ce que l’on appelle ordinairement un être humain. J’insiste sur cette notion de respect. Celui-ci est, comme dit Paul Ricœur, quelque chose qui est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain. Un respect qui n’est
soumis à aucune condition d’aucune sorte. Nous ne sommes pas ici dans une co-souffrance à distance. La mort se donne dans l’espace public – par opposition à l’espace privé – avec pour public immédiat el chaâb (le peuple). Ce ne sont pas seulement les autorités qui sont prises à partie, c’est le peuple qui est pris à témoin d’injustices insupportables. Si l’immolé par le feu ne meurt pas, alors son acte restera exposé pour toujours au regard des autres.
Les souffrances sociales personnelles, souvent extrêmes, de ces millions de femmes et d’hommes, sont devenues des problèmes sociaux transformés, par le refus de se soumettre et l’exigence de justice, en problèmes de société. Nous sommes, pour le dire dans le langage de Michel Foucault, en présence d’une parrêsia, d’une parole prise en son nom propre, n’engageant que soi, un geste risqué pour dire la vérité à tous les détenteurs du pouvoir : époux, familles et institutions, tous ceux qui prennent plus que l’apparence du maître, et qui sont réellement ou symboliquement les maîtres du corps d’autrui et de leur destinée. Cette parrêsia est, est-il besoin de le rappeler, la figure antithétique de l’aliénation et de la passivité. C’est un acte public, et en tant que tel, publiquement assumé ; il n’est pas honteux puisqu’il est soumis, à sa façon, à l’approbation ou à la désapprobation de la société, au jugement social. Il importe de préciser, sauf à prendre ceux et celles qui s’immolent par le feu pour de pauvres « idiots culturels », comme aiment les présenter les autorités politiques et religieuses, que cet acte est effectué en toute connaissance de la mort. Ces hommes et ces femmes qui portent la main sur soi ne sont pas seulement l’incarnation d’âmes malheureuses, ils témoignent pour la dernière fois de l’enfer sur terre, avant de prendre la route qui mène dehors.
J’insiste sur un point important : s’immoler par le feu dans le contexte maghrébin n’est nullement un acte antireligieux. Il faut être mufti ou imam pour juger ces actes comme le mal absolu et pour les condamner inlassablement au nom de la morale religieuse. C’est ne rien comprendre aux transformations historiques des sociétés arabes, et en particulier ne rien comprendre à l’apparition de nouvelles formes désespérées de protestation et d’interpellation des détenteurs de pouvoir. Il s’agit littéralement d’un sacrifice de soi en vue de modifier le monde tel qu’il est.
Ces peuples auront malheureusement presque tout connu du malheur et de la misère sociale. Après la colonisation, l’ineptie et la violence des régimes tyranniques, après le tragique syndrome des harragas, une partie des forces vives de ces sociétés découvre celui de l’immolation par le feu.
Il est vrai qu’il faut être nuancé à ce propos.
Brûler les éléments constitutifs de son identité juridique (papiers ou empreintes digitales dans le cas des immigrés clandestins) et mettre le feu à soi pour disparaître à jamais sont des conduites, par nature, très différentes. Dans un cas, il y a déplacement et/ou écart par rapport à la place attribuée ou assignée : l’Algérien, déjà étranger chez lui, part pour devenir ailleurs immigré, c’est-à-dire, à tort ou à raison, meilleur pour lui et les siens. Il se « brûle » pour mieux renaître de ces cendres. Dans l’autre cas (l’immolation par le feu), il n’y a pas de recherche d’un avenir meilleur chez soi et ailleurs que chez soi ; il y a la certitude que seule la mort vraie, la sienne, peut produire des effets différés sur l’ordre du monde et de la justice.
Mais dans les deux cas, il y a des risques, un « jeu » avec la mort, et une critique radicale des multiples formes de tort et d’injustice impossible à réparer. C’est quand on ne peut plus faire valoir son tort, qu’on part – dans tous les sens du terme : en fumée ou en pirogue.
Entre le départ de chez soi, coûte que coûte, et l’immolation par le feu, c’est la folie qui guette. Mais il n’y a pas que les dictatures ou les régimes tyranniques qui rendent proprement fou.
Sur ce thème, l’excellent documentaire de Malek Bensmail, réalisé en 2003, intitulé Aliénation, en dit long sur la société algérienne et ses multiples dérèglements sociaux et culturels – pour ne pas dire identitaires – et qui ne sont jamais sans produire et reproduire quelques troubles de la raison, allant d’un dérèglement durable ou passager de l’esprit à une folie dépressive se traduisant par un dégoût de la vie et une tendance au suicide bien plus massif qu’on ne le dit [1]. Malek Bensmail s’attache à filmer au quotidien des médecins et des malades à l’hôpital psychiatrique de Constantine en Algérie. La réalité folle ne vient pas se loger et se donner à voir, dans toute sa brutalité, exclusivement dans un hôpital psychiatrique. En Algérie, cette réalité folle préexiste dans toutes les sphères de la société : politique, familiales, religieuses, sociale, etc. L’hôpital psychiatrique de Constantine, comme miroir de la société algérienne, ou comment celle-ci produit quotidiennement de la folie comme elle produit sans cesse depuis 50 ans des accidents de la route, de la violence faite aux femmes ou du racisme social.
Mais que l’on ne se méprenne pas, les révolutions ne sont pas non plus étrangères à la production de la folie. Elles non plus ne sont pas avares de troubles dans l’esprit et de l’identité. La révolution tunisienne constitue un bel exemple d’un « traumatisme » qui peut rendre fou. À l’époque de Ben Ali, les fous se prenaient souvent pour le « fils caché du président ou de son épouse Leila Trabelsi. Aujourd’hui, la figure a changé. On ne se prend pas pour Dieu, bien entendu, mais pour l’un de ses prophètes »[1]. Catherine Simon raconte dans le même article (Le Monde des livres, 13.10.11) :
Cigarette aux lèvres, l’homme est agenouillé au milieu de l’avenue Bourguiba, menaçant d’une baguette de pain, tenue comme un fusil, les policiers casqués, qui s’avancent, matraque à la main. […] « C’est un de nos anciens malades, un schizophrène.
Ces cas ne sont nullement rares. Le lendemain de la chute du régime de Ben Ali et « sous l’effet de l’anxiété », pour reprendre la terminologie psychiatrique, en particulier parmi les populations les plus fragiles (schizophrènes et maniaco-dépressifs), les thèmes de l’apocalypse, mais aussi celui du délire de grandeur – « faire la justice », « mettre fin aux souffrances du monde », etc. – et les angoisses de persécution (régler leur compte à des ennemis imaginaires), sans oublier les agressions par ensorcellement, ont « anormalement » augmenté. Le Monde du 13 octobre 2011 cite une étude, initiée par le ministère de la Santé, qui fait état de cent onze cas de suicides enregistrés entre janvier et juin 2011 (temps fort de la révolution), parmi lesquels plus de la moitié par immolation.
Si la protestation publique peut se révéler être une exigence inédite, celle de ne plus vivre soumis au diktat et aux caprices d’un « commandeur », d’un émir ou d’un président dictateur, elle reste relativement obscure sur les raisons qui l’ont fait naître.
[1] A sens premier de discordant, dissonant, de ce « qui choque la raison ».
[2] Combien de fois ai-je entendu, en Algérie et nul part ailleurs, de la part de tous mes interlocuteurs, quel que soit leur statut social, énoncer cette vérité sous la forme d’une évidence incontestable : « tout ce qui est anormal est normal ici, et tout ce qui normalement doit être normal, c’est anormal. Normal non ?».
[3] Docteur Sarah Benzineb, in Catherine Simon, Le Monde des livres, 13.10.11.