Durant des décennies, la jeunesse tunisienne a consommé du vide, du chômage et de l’assistanat, promenant ici et là un corps solitaire et mélancolique ; une longue traversée du désert qui a fini par annihiler toute capacité de rêveries et d’illusions si nécessaires au développement humain (D. Winnicott). La révolution tunisienne a rendu lisible les multiples maltraitances sociales : précarité économique, désert culturel, pratique de l’arbitraire et corruption, auxquels se surajoute la fermeture des frontières, ont poussé au sentiment d’impuissance et aux replis identitaires. Ce vide culturel et éducatif a fait place aux codes, entraînant un appauvrissement/assèchement du moi, reflet d’une société agonique qui n’a rien offert ; ni projection d’avenir, ni éducation, ni justice. Le narcissisme s’est réduit à un identitaire imaginaire surmoïque qui a envahi et parfois remplacé la vie psychique.
En Tunisie, la révolution et les années qui ont suivi ont permis une ouverture dans la compacité fermée qui parcourt le lien social, dévoilant la pluralité des expressions subjectives auparavant masquées par la dictature. Il y a eu rupture, (donc elle a entamé l’Autre), invention de nouvelles modalités intersubjectives. Le renversement de cinquante ans de dictature est un élément fondateur du processus qui a fait passer le Tunisien d’objet de jouissance de l’Autre à un sujet libre et désirant. Le « Un » totalisant et totalitaire s’est fragmenté, permettant l’émergence d’un sujet autrefois nié. Le foisonnement des actions citoyennes, et la scène politique démultipliée en témoignent. Ils ont permis une remise au travail des idéaux nécessaires au sujet. Les jeunes (pas tous) se sont appropriés ces changements, leur ont donné sens, et en ont fait usage pour avancer dans leurs propres subjectivités et assumer leur singularité. Tous les jours, la clinique nous surprend et nous réjouit. L’espace public sorti de sa pétrification est devenue le miroir des subjectivités plurielles, qui obligent à se poser la question : « Qui suis-je ?, comment vois-je le monde et comment le monde me voit-il ? »
La jeunesse – qui sous-entend une problématique de l’adolescence – ne peut plus faire l’économie de poser un regard autre sur le monde, sur ses rapports avec ce dernier, sur son identité par rapport à lui ; cette quête identitaire, personnelle et sociale, est la tâche majeure de la jeunesse.
En 1910, Freud écrivait à propos de l’institution pédagogique : « Mais le lycée (…) doit éveiller l’intérêt pour la vie à l’extérieur (…) procurer l’envie de vivre et offrir soutien et point d’appui à une époque de leur [les adolescents] vie où ils sont contraints par les conditions de leur développement de distendre leurs relations à la maison parentale et à leurs familles. »[i]
En Tunisie, la problématique de l’adolescence s’est vue propulsée sur le devant de la scène, comme produite par la révolution ; interrogation sur le sexe sur fond de tabou social, interrogation sur la figure de l’Idéal quand sonne la désidéalisation des anciens (notamment les parents)… Toutes les figures historiques sont à l’appel, et certaines passent à la trappe, le but étant de se soustraire aux ancêtres imposés par les dictatures, et de se créer sa propre singularité, entre filiation et cassures généalogiques. Un temps collectif de remaniements subjectifs qui ont pu aussi être ressentis comme inquiétants puisqu’ils mobilisent l’économie psychique, sollicitent le refoulé, et réinterrogent le statut de l’Autre de l’histoire infantile. Une remise en cause du rapport du sujet à la jouissance et à la Loi.
« Comment devenir adulte ? Quelle place aurais-je dans la société ? » sont les questions très sérieuses que se pose l’adolescent, et ces questions sont angoissantes car si le monde paraît partout complexe, rejetant et incertain, il est en plus, dans notre société, contraignant et normatif.
Investir le dehors, le groupe, l’école, les aires culturelles…, autant d’objets de sublimation[ii] qui permettent au jeune de se construire en tant que sujet social, d’exercer sa puissance créatrice sur l’environnement, de développer son estime de soi, et de mettre à distance l’enfance et les parents, parfois non sans les malmener, pour son propre devenir adulte. « Grandir est par nature un acte agressif », écrit Winnicott.
Mais si le jeune a le sentiment que sa société lui échappe, qu’elle n’offre rien, qu’il ne peut l’utiliser pour avancer dans sa subjectivité et son devenir adulte, pire, que la Loi qui le gouverne est tordue, voire perverse, naît alors un sentiment d’impuissance, l’adolescent se sent devenir fou, et le besoin d’emprise sur l’environnement qui le maltraite prend une coloration sadique (La pulsion d’agression à défaut d’être sublimée se re-sexualise par régression).[iii]
Nombreux sont les jeunes Tunisiens qui abandonnent le système scolaire qu’ils critiquent à juste titre, avec l’ardeur propre à leur âge, faisant entendre leur voix grâce à une liberté d’expression nouvellement acquise, refusant un environnement éducatif décevant ; une jeunesse héritière du travail de sape de l’ère Ben Ali dans ce domaine. Ils convoquent souvent l’incompréhension de parents qui ne veulent rien savoir, campés en position défensive, pris dans leur propre honte inconsciente d’avoir fait partie d’une société apathique, sans honneur ni prestige, sans projets. Une société molle issue d’un système qui a fait disparaître la volonté d’agir et a lissé ses citoyens dans une commode médiocrité, moralement inconfortable. Débordés par une jeunesse qui exige, et qui pointe leurs insuffisances, les adultes se désolidarisent, et dans une sorte de jouissance sadique inconsciente[iv] se rangent trop souvent du côté du système, exigeant en retour de leur enfant de se conformer à une loi injuste et à la médiocrité de l’institution pédagogique, barrant la route à leur désir d’autonomie de penser et d’agir. Piégé, dans l’impossibilité de faire entendre sa voix et de faire reconnaître sa parole, le ton monte, la rage aussi, le jeune perd espoir, et parfois il ne reste que l’autoexclusion pour sauver ce qui lui reste de dignité : partir. « Si je reste, je vais devenir fou, me dit un patient. Je pars pour la Libye me lancer dans la vie, ici, c’est mort. » Cet adolescent, pourtant brillant, venait de quitter le lycée ; il partait pour la Libye non pas dans un acte suicidaire, mais pour avancer dans sa propre subjectivité. N’ayant pas rencontré un environnement capable de contenir les assauts nécessaires au processus de croissance, un espace de réparation possible qu’il peut investir et y exercer ses potentialités créatrices, ce jeune a été gagné par le sentiment bien réel de « l’avenir bouché » et la conviction d’avoir épuisé tous ses recours.
L’institution scolaire peut jouer un rôle majeur dans la mesure où elle constitue un lieu d’accueil compensateur et réparateur des blessures infantiles ; mais elle peut aussi redoubler la violence d’un vide sociétal et familial souvent sous jacent.[v]
Cependant, il ne suffit pas seulement de réfléchir sur la place du sujet adolescent dans l’institution scolaire et plus largement dans le social ; il nous faut également interroger ses modalités de lien au savoir. Freud écrivait qu’à l’origine de la pulsion de savoir il y a pour l’enfant la quête d’une réponse à la question « D’où je viens ? ». Il liait la pulsion de savoir (l’activité de penser, la sublimation) au scandale du sexuel et partant, à la profanation du sacré[vi]. Ce premier questionnement de l’enfant sur le monde et sur lui-même lui permettra d’élaborer ses théories sexuelles infantiles au sens où l’entend Freud : c’est le début de la curiosité intellectuelle et des capacités sublimatoires à venir qui sont en jeu. Elles retrouvent toute leur actualité à l’adolescence, avec l’éclosion de la sexualité que constitue le moment pubertaire. Le savoir et la recherche interrogent le sexuel ; cela suppose un espace psychique qui autorise que la question advienne, qu’elle ne soit pas barrée par l’interdit de penser, qu’il y ait une place vide dans le champ de l’Autre. Il nous faut reprendre à notre compte l’articulation entre savoir et sexualité et nous demander s’il y a la place aujourd’hui dans un contexte de transformation subjective et sociétale pour une Tunisie inventive, en dépit d’une actualité économique et politique inquiétante. Il y va de la réussite de notre transition démocratique.
[i] S. Freud, Pour introduire la discussion sur le suicide in, « Résultats idées problèmes », Paris, PUF, p. 131-132.
[ii] Objets de sublimation ayant :
Une fonction compensatrice des blessures infantiles : tout ce que l’enfant a vécu passivement à l’adolescence, il va expérimenter sa toute nouvelle puissance, maîtriser ce qui autrefois lui échappait.
– Une fonction contenante : l’immaîtrisable en soi (montée des pulsions) se sublime, se transforme en contrôle, en agir sur l’environnement.
[iii] Dès 1910, dans Les trois essais, Freud a mis en lumière le lien étroit qui existe entre pulsion de savoir et agressivité. Il parle même de pulsion de cruauté comme une des sources de la sexualité infantile.
[iv] En arabe dialectal, la chmetta est le terme consacré à cette agressivité refoulée et non reconnue de leur propre vécu adolescent, convoquée par identification inconsciente à leur enfant adolescent.
[v] Ce jeune homme s’engageait, dans un sursaut de survie de l’être, dans une « aventure radicale » conçue comme un rite de passage pour sortir de la passivité et du désespoir, même si cette aventure demande la vie en sacrifice, et promet « des idéaux de néant ». L’impuissance liée au désespoir de construire un lien satisfaisant avec le monde devenu écrasant et mortel, conduit à la violence, une lutte pour la reconnaissance.
[vi] Les mythologies, les religions, nous ont appris la proximité qui existe entre savoir et sexualité. Dans un ajout aux Trois essais sur la théorie sexuelle en 1915, Freud écrit : « La pulsion de savoir correspond d’une part à un aspect sublimé de l’emprise, et, d’autre part, elle travaille avec l’énergie du plaisir scopique. » Elle est mise en éveil par la question d’où viennent les enfants ? Autrement dit, de la différence des sexes. Paris, Folio, 1905, p. 123.
Nedra Ben Smaïl*
*Psychanalyste