Noces est un beau film, vivant, pas didactique bien qu’il pose des problèmes de fond. Son réalisateur belge Stephan Streker le compare à une tragédie grecque ; comment comprendre cette affirmation alors que le film se déroule dans une ville de Belgique, au sein d’une famille pakistanaise dont le père tient avec l’aide de son fils une petite épicerie ? Certes, les héros ne sont pas des personnages illustres mais il s’agit bien d’une catastrophe, excitant la pitié, définition classique de la tragédie antique. En effet, l’héroïne, Zahira est une jeune lycéenne émancipée : elle se trouve enceinte d’un jeune Pakistanais musulman prêt à l’épouser mais les parents refusent ce prétendant car c’est à la famille traditionnellement qu’incombe la charge de choisir le futur mari ; les parents ont décidé de la marier, via Internet, avec un jeune Pakistanais de leur choix. Zahira est écartelée entre l’amour de sa famille (qui ne la verra plus si elle refuse ce mariage) et ses aspirations à la liberté. Elle est entre deux mondes : une famille qu’elle aime et ses copains et copines belges dont elle partage la mentalité et la liberté.
Deux scènes fortes dans le film : la première, on délègue pour la convaincre sa sœur aînée qui, elle, a accepté un mariage arrangé par la famille, est heureuse et qui dit : « Évidemment, c’est injuste…, mais on est des femmes… il y a les hommes et les femmes. »
Autre scène clé, le père de Zahira reçoit la visite de l’ami belge de toujours (Olivier Gourmet), venu en médiateur lui demander de renoncer à ce mariage forcé ; il refuse et réplique en substance : « Tu vois notre rue, elle est pleine de femmes célibataires. Tu crois qu’elles sont heureuses ? Ce n’est pas ça que je veux pour ma fille. »
Écoutons parler le réalisateur : « La problématique évoquée dans Noces n’est pas une problématique liée à la religion. Elle est liée à la tradition, à l’honneur, et surtout à la valeur ultime : sauver les apparences. C’est la tradition que Zahira rejette et certainement pas sa religion. La preuve, on la voit prier dans le film. » Le réalisateur a forcément raison dans son dire et le film abonde en scènes où la tradition, le sens de l’honneur et le poids de la société motivent l’attitude du père, du frère aîné et de la mère.
Mais il me semble aussi que cette tradition vient de quelque part, qu’elle est issue de la conception de la femme en islam, sous-tendue donc par une conception religieuse. Comme dans toutes les cultures traditionnelles, le mariage institue une jouissance dans la légalité. L’islam, original en cela, impose aux femmes le port du voile qui dissimule le cou et les cheveux. Les Occidentaux pensent que c’est un signe ostentatoire, comme la kippa ou la croix et que porter le voile, c’est afficher publiquement son appartenance religieuse. Nous verrons qu’il n’en est rien ; le voile est « une chose » qui occulte le corps féminin parce que celui-ci a un pouvoir de fascination qui détourne l’homme de ses devoirs religieux. Le voile fait passer la femme dans l’anonymat, il fait partie d’un système, comme la maison arabe qui sera « un voile de pierre, confirmant le voile de coton ». C’est ce qu’écrit Fethi Benslama dont le livre La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam m’a aidée à écrire cet article.
On peut croire que, depuis toujours le voile porté par les femmes en islam révèle le désir de dissimuler le corps de la femme. Mais l’affaire est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît.
Dans les chroniques écrites deux siècles après la mort de Mahomet et retraçant sa vie, il existe une scène qui dit ceci : « Cette année, Muhammad, en quittant la montagne vint auprès de Khadija [sa femme] et lui dit : « Ô Khadija, je crains de devenir fou. » « Pourquoi ? » lui demanda celle-ci. « Parce que, dit-il, je remarque en moi les signes des possédés : quand je marche sur la route, j’entends des voix sortant de chaque pierre et de chaque colline ; et dans la nuit, je vois en songe un être énorme qui se présente à moi, un être dont la tête touche le ciel et dont les pieds touchent la terre ; je ne le connais pas et il s’approche de moi pour me saisir. » […] Khadija lui dit : « Avertis-moi si tu vois quelque chose de ce genre. » […] Or, un jour, se trouvant dans la maison avec Khadija, Muhammad lui dit : « Ô Khadija, cet être m’apparaît, je le vois. » Khadija s’approcha de Muhammad, s’assit, le prit sur son sein et lui dit : « Le vois-tu encore ? » « Oui, » dit-il. Alors Khadija découvrit sa tête et ses cheveux et dit : « Le vois-tu maintenant ? » « Non », dit Muhammad. Khadija dit : « Réjouis-toi, ce n’est pas un démon mais un ange. » »
Mahomet, déstabilisé par les paroles que lui dicte l’ange Gabriel (il lui dicte le Coran) en appelle à sa femme. Il doute, croit à la femme à qui il demande ce qui lui arrive. Ce n’est que lorsqu’elle se dévoile que le Prophète peut échapper à ses hallucinations. « L’histoire de la vérité en Islam commence donc par le dévoilement d’une femme. » C’est grâce à son corps que quelque chose de la vérité apparaît. L’homme a besoin de la femme pour avoir une certitude sur la vérité de sa mission. L’ange Gabriel s’enfuit : il ne supporte pas le dévoilement ; s’il avait été un démon il serait resté.
La femme a un savoir qui procède du corps et permet de reconnaître la vraie parole ; dans ce texte, elle n’est pas réduite à sa sexualité (la jouissance phallique est caractéristique des deux sexes), elle a une jouissance autre, comme la nomme Lacan, une jouissance supplémentaire que l’homme ne connaît pas. Mahomet lui-même « subit l’ange », reçoit la parole divine comme un ensemencement, et fait appel à sa femme car elle connaît ce genre de rapport.
Fethi Benslama s’interroge : « Entre le moment où la femme est médiatrice entre l’homme et l’ange et le moment où elle va devenir un auxiliaire du démon « dont la tromperie est immense » (Coran XII, 25) ; entre cet instant où par le dévoilement elle vérifie la vérité de la vision et celle qu’il faudra voiler pour protéger de ses séductions la vue des croyants ; entre le moment où elle semble détenir un savoir antérieur au savoir prophétique du fondateur et le temps où elle deviendra « celle qui manque de raison et de religion » ; entre le moment où elle libère le Prophète du soupçon de la possession et l’être affolant qu’il faudra posséder, s’approprier, surveiller, que s’est-il donc passé ? » En vingt ans, vingt ans après la mort de Khadija vers 610, le retournement s’est opéré, un empire s’est constitué. Disons d’abord qu’après la mort de sa femme, Mahomet est devenu polygame et on lui attribue ce dire : « Trois choses de notre monde me furent rendues digne d’amour : les femmes, les parfums, et la prière qui est la fraîcheur de mes yeux. » Ensuite et surtout l’islam s’est refondé ; un gouvernement théologique, juridique, reposant sur l’ordre phallique s’est mis en place. Et la femme n’a plus été considérée que sous l’angle de la sexualité ; toute jouissance autre lui a été déniée car elle échappe à l’homme, d’autant plus qu’il essaie de la contrôler.
De rares tentatives ont été faites à l’intérieur de l’islam, de lever cet interdit sur la femme. Les Mille et Une Nuits en sont une. Rappelons son propos : le Roi est rendu fou par l’infidélité de sa femme. Un Roi part en voyage chez son frère et oublie le cadeau qu’il lui destine. Il revient sur ses pas et trouve « son épouse étendue sur le lit royal, enlacée à un esclave noir des services des cuisines. » C’est un souverain bafoué dans sa sexualité mais aussi dans sa souveraineté : l’amant est un serf, noir qui plus est. Le roi tue la reine et l’esclave. Il va alors voir son frère, qui de la part de son épouse et de ses esclaves, subit pareille humiliation. Le frère finalement décide d’« épouser chaque nuit une femme vierge qu’il tue à l’aube ». Les deux rois, les deux frères sont des hommes qui croient à la jouissance absolue que nul ne doit entraver. Pour Fethi Benslama, ce sont des réincarnations du père de la horde primitive de Freud qui a toutes les femmes pour lui. Mais Shéhérazade va le changer : elle demande au roi que sa sœur assiste à leurs ébats et c’est elle, la sœur, qui implore Shéhérazade de raconter une histoire. Jour après jour, elle va conter une histoire si passionnante au roi que celui-ci épargnera sa vie. La parole diffère la mort. Ainsi donc, la reine a trahi son royal époux, mais la femme autre laisse entendre au roi qu’il ne doit point avoir peur des femmes, que les femmes ne sont pas toutes pareilles. Les nuits sont « un piège d’amour pour le roi qui épousera Shéhérazade qui lui a donné deux enfants ». Le genre féminin est sauvé par Shéhérazade.
C’est sur ces textes, ces chroniques sur la vie de Mahomet du ixe-xe siècle, pleines de débats que s’appuient actuellement les chercheurs musulmans, désireux de voir évoluer l’islam. Sous prétexte de revenir à l’islam des origines, Daesh s’appuie sur certains textes coraniques. Les musulmans qui réfléchissent, choqués par la violence, essaient de montrer au monde musulman qu’à l’origine, précisément, tout n’était pas figé, il y avait maints débats. Ils ont fort à faire car, selon leurs propres dires, tout musulman qui veut exercer son esprit critique sur le Coran, parole divine, a le sentiment de transgresser un interdit.
Noces est un beau film ; la femme en islam a-t-elle toujours été déconsidérée ?
Michelle Mayer
Réalisateur : Stéphane Streker. Janvier 2017.