C’est un titre de colloque* un peu grave, mais où demeure l’espérance et particulièrement sur cette terre de Tunisie où les affres de l’Histoire ne sont pas arrivées à vaincre la vaillance de la population. Déjà, près de cinq ans que s’est déclenchée sur ce territoire méditerranéen une véritable révolution. Révolution ponctuée par un formidable soulèvement populaire. Révolution par la prise de parole des jeunes, des femmes, des avocats, des syndicats, de l’ensemble des forces vives contre un pouvoir ayant confisqué la liberté à l’exercice de sa propre jouissance – bien souvent tyrannique. Révolution par le refus d’avoir peur, et cette peur désormais subvertie par le courage des jeunes générations va durer. Elle a déjà fait école dans de nombreuses contrées arabes et son écho paraît durable et pérenne.
Il n’y a pas encore de leçon définitive à tirer de ce printemps arabe, car c’est un événement du temps long. Un de ces marqueurs de l’Histoire qui viennent changer le cours des choses. Il n’est pas anodin que cet événement surgisse concomitamment à ce qu’on appelle l’islamisme politique et dont la forme hideuse a nom Daech. Toutes les révolutions ont accouché d’une terreur parce que l’être humain est souvent captif des foules qui fusionnent hystériquement avec la folie des dictateurs. Sigmund Freud s’est inspiré des réflexions de Gustave Le Bon sur « l’âge des foules » pour montrer l’asservissement « collectif » des individus aux monstruosités de l’Histoire et aux leaders qui les initient avec une violence sans retenue.
Le printemps arabe, donc, a éclos en Tunisie pour exprimer un ras-le-bol social et un « non » franc à l’étouffement des libertés. Il s’agit d’abord de l’expression d’une souffrance subjective de milliers d’individus, dont certains sont allés jusqu’au sacrifice de leur personne, pour faire advenir un « printemps » après une succession de rudes hivers. Cela mérite une marque de respect et d’un sentiment noble, et d’accompagnement pour témoigner de la noblesse d’un peuple. Cela n’autorise pas à donner des leçons, notamment politiques, de la part de l’Europe. Deux guerres mondiales, deux idéologies monstrueuses (le fascisme et le stalinisme), le crime le plus odieux avec la Shoah, et un enchaînement conflictuel sans pareil au XXIe siècle, tout cela donne à réfléchir et met à mal le message si porteur d’espérance des Lumières. Ces Lumières se sont éteintes à Auschwitz, Srebrenica, Sarajevo, Verdun auparavant, mais nous demeurons fidèles à ces valeurs extraordinaires qui ont nom liberté, solidarité, fraternité, altérité et pourquoi pas le « vivre ensemble ». On ne parle que des Lumières occidentales, sous-entendu chrétiennes, mais elles viennent aussi d’ailleurs avec la Haskala chez les juifs et l’Ijtihad chez les musulmans. Arrêtons-nous un moment sur cet Ijtihad qui fut au Moyen Âge un courant émancipateur d’éducation, de transmission, de véritables lumières pour inscrire le monde arabo-musulman dans l’échange et le dialogue des civilisations. Le passé n’est pas toujours de bon conseil, mais on ne construit pas l’avenir si on fait table rase de ses sources – surtout quand elles sont émancipatrices et à la pointe du progrès. A l’instar de ce que pensait Abdelwahab Meddeb, la meilleure arme contre le djihad est l’Ijtihad. C’est, à mon avis, ce qu’exprimaient les manifestants tunisiens ou ceux de la place Tahrir, au Caire, non pas pour s’arc-bouter au passé mais au contraire pour inscrire leurs pas et leurs voix dans une espérance qui prélude à un avenir meilleur. L’homme, pour avancer, et particulièrement quand il souffre, a besoin de se remémorer ses sources de grandeur, de liberté et d’émancipation sous-culturelle.
Dans son dernier ouvrage sur « le nouvel ordre mondial », Henry Kissinger dit avec raison que le « printemps arabe » fut confisqué par les deux forces qui gardaient de l’élan après la chute des régimes autoritaires : la religion et l’armée.
La nature a horreur du vide et les populations préfèrent souvent la répétition du traumatisme à l’instauration du chaos. Dans le cas tunisien, la transition actuelle infirme pour partie la prédiction de Kissinger dans la mesure où des civils ont succédé à un militaire et que la religion n’est qu’associée au processus politique. Autrement dit, la Tunisie a la particularité au sein du monde arabe d’une expérience qui se réclame de la démocratie. Il revient de s’y appuyer pour redonner espoir et élan à une population qui subit des difficultés socioéconomiques et aussi une tentative d’effacement culturel. L’attaque contre le musée du Bardo témoigne de cette folie meurtrière contre l’immuabilité d’une grande civilisation.
Emile H. Malet
*Colloque organisé par Passages-ADAPes à l’Institut français de Tunisie, 23/24 avril 2016 : « Les printemps arabes entre l’effacement et l’inscription »