Le 20 février 2017, la revue Passages et l’ADAPes ont accueilli Bahgat El Nadi et Adel Rifaat, qui viennent de publier Les musulmans au défi de Daech sous le pseudonyme de Mahmoud Hussein, aux éditions Gallimard. Nous rendons compte de l’exposé des auteurs, du débat et de la recension de leur ouvrage.
Daech prétend représenter l’islam vrai, celui des origines. Les musulmans, en grande majorité, rejettent cette prétention mais, compte tenu du tort qu’il porte à l’islam, il faut aller plus loin : intenter à Daech un procès théologique. Ceci peut se heurter à des considérations politiques. Des musulmans hésitent à condamner d’autres musulmans, parce qu’ils mêleraient alors leur voix à celles d’ennemis déclarés de l’islam. Certains considèrent que les atrocités de Daech ne sont pas plus immorales que les bombardements adverses et qu’elles leur apportent une juste réponse. Des sunnites voient même en Daech un rempart contre le chiisme.
Plus généralement, les croyants d’aujourd’hui n’ont guère envie de revisiter les dogmes ; d’ailleurs, beaucoup de gens ont besoin d’un dogme et répugnent à le voir remettre en question, surtout les musulmans confrontés à l’immense complexité du texte coranique. Et ceux qui voudraient condamner Daech sont freinés par la crainte de violer un interdit. En effet, Daech justifie son projet en citant certains versets. Si on le réfute, on se heurte au dogme de l’imprescriptibilité : l’intégralité du texte coranique est valable partout et toujours. Ce dogme repose sur un raisonnement imparable : le Coran étant la parole de Dieu, tous ses versets ont une valeur absolue et éternelle. Or ce dogme découle d’un postulat idéologique ; la parole de Dieu serait consubstantielle à Dieu lui-même, éternelle et infaillible. Nos intervenants affirment qu’il faut le rejeter pour retrouver la vérité-même du Coran.
Beaucoup croient que le Coran, reçu d’un seul coup par le Prophète, est resté tel quel après sa mort. Or la révélation du Coran s’est étendue sur 22 ans, dans des contextes très variés. Dans une société de tradition orale, des croyants ont écrit certains versets sur des morceaux de peau séchée. 22 ans après la mort du Prophète, le troisième khalife, Othmân, a décidé de faire mettre le Coran par écrit. Le texte a été rédigé deux siècles avant l’adoption de l’alphabet définitif de l’arabe, sans utiliser les signes diacritiques et sans disposer d’aucune chronologie. Il a été largement discuté et il aura fallu plus de trois siècles pour aboutir à un texte définitif.
Chaque sourate correspond en principe à un thème, mais souvent des thèmes différents se mélangent. Les sourates sont classées sans chronologie et même sans tenir compte de leur origine, médinoise ou mecquoise. Il y a aussi des versets très difficiles, dont on admet que Dieu seul les comprend. Or la tradition instaurée, c’est de lire le Coran de la première à la dernière page.
Dès le début de l’islam, plusieurs courants théologiques se sont affrontés, notamment le mutazilisme et le hanbalisme. Selon le mutazilisme, l’être humain a reçu de Dieu la puissance d’accomplir des actes libres. Il doit se comporter en lieutenant de Dieu et contribuer à l’édification d’une cité musulmane solidaire et juste ; il répondra de ses actes au jour du jugement. Le mutazilisme considère que le Coran est distinct de la nature de Dieu ; il est inscrit dans un moment de la création et peut être interprété. Après avoir été imposé par certains khalifes abbassides, le mutazilisme finit par céder sous la coalition de ceux qui craignent qu’une lecture rationnelle des actes de Dieu ne conduise à relativiser sa toute-puissance. Le hanbalisme qui triomphe alors défend le dogme de la prédestination : les êtres humains ne peuvent rien changer à leur sort et le croyant doit s’en remettre totalement à Dieu, espérant sa compassion et sa miséricorde. Le Coran n’est pas créé ; il est consubstantiel à Dieu, participe de son éternité et requiert une lecture littérale. Le succès des hanbalites sacralise le dogme de l’imprescriptibilité.
À la fin du XIXe siècle, ce dogme sera prudemment questionné par des réformateurs de l’islam. Sans remettre en cause la source divine du Coran, ils estiment que sa révélation est indissociable du contexte de l’époque ; ils y trouvent à la fois un message divin et une histoire humaine. Mais les gardiens du dogme condamnent ces pionniers et frappent d’illégitimité un outil méthodologique qui s’appuie sur des sciences humaines et sociales étrangères à l’islam.
Nos intervenants montrent qu’on peut établir un lien entre le Coran et le contexte humain en se fondant sur des textes religieux incontestés. En effet, les compagnons du Prophète l’interrogeaient sur le sens de certains versets ; ils ont recueilli ses commentaires et les ont transmis aux croyants, en y ajoutant leurs propres souvenirs sur les moments et les lieux où les versets avaient été révélés. Ces témoignages ont été rassemblés dès le début du IXe siècle dans des compilations, notamment dans la Chronique des faits et gestes du Prophète, de Muhammed Ibn Is’hâq.
Cette chronique permet d’établir la chronologie des moments de la révélation et de les replacer dans leur contexte propre. Elles montrent que le Coran n’est pas un monologue intemporel, mais un dialogue inscrit dans le temps, pour guider les Arabes du VIIe siècle sur la voie de la vérité. La nouvelle religion est novatrice : il ne suffit plus de faire allégeance au chef de tribu. Chacun assume la responsabilité de ses actes, dont il devra rendre compte à Dieu. Mais, en révélant ce message à son Prophète, Dieu le charge aussi de diriger une communauté temporelle. C’est pourquoi le texte coranique entrelace des commandements spirituels intemporels et des préceptes circonstanciels qui prennent en compte l’inertie sociale et culturelle et qui visent à humaniser des coutumes qu’il n’est pas possible d’abolir immédiatement (statut de la femme, esclavage…).
La figure du Prophète est contrastée selon qu’il agit comme guide spirituel ou comme chef politique. Il ne confond jamais la parole de Dieu avec la sienne propre, qu’il invite d’ailleurs ses compagnons à critiquer. En tant que guide spirituel, il appelle à la dignité intrinsèque de chaque personne, voyant en elle une créature de Dieu qui garde jusqu’au bout une chance d’être élue ; le Coran sacralise la vie humaine. Le Prophète sait faire la part des faiblesses humaines et encourage l’indulgence. En tant que chef temporel, il maîtrise et utilise les moyens de la guerre que lui offre son époque, mais il n’est pas fasciné par la violence ; il lui préfère la persuasion et la diplomatie, confiant dans le pouvoir de la parole. En période de guerre, les musulmans ne doivent s’en prendre qu’aux combattants armés, jamais aux populations. « Ne tuez ni femme ni enfant ni vieillard, n’arrachez ni palmier ni arbre, ne détruisez aucune maison. »
À l’égard de ceux qui s’opposent à l’islam, l’attitude du Prophète varie selon les circonstances. Ainsi certains versets coraniques confèrent aux juifs et aux chrétiens un statut fraternel. Mais plus tard les chrétiens seront stigmatisés parce qu’ils affirment que Jésus est le fils de Dieu. Vis-à-vis des juifs, le renversement est de nature plus politique. En arrivant à Médine, le Prophète conclut avec les trois tribus juives un pacte connu sous le nom de Charte de Médine. Mais une première condamnation apparaît, liée à la pratique de l’usure, et par la suite il y aura trois ruptures, conduisant au bannissement ou à la répression sanglante.
On trouve donc, dans les faits et gestes du Prophète, des comportements optionnels liés aux circonstances. Une même question peut recevoir des réponses divergentes. Dieu peut faire descendre un verset qui infléchit ou contredit un verset précédent. C’est le principe de l’abrogation. Il y a donc dans le Coran une dimension temporelle ; la parole de Dieu s’implique dans le temps des hommes. En donnant une portée perpétuelle à des versets que Dieu a voulus circonstanciels, le dogme de l’imprescriptibilité trahit sa parole en prétendant lui être fidèle. Ce constat apporte une réfutation théologique de Daech, qui érige en absolu des dispositions qui représentaient un progrès au VIIe siècle, mais qui vont à l’encontre des exigences morales actuelles. En privilégiant à outrance la dimension combattante, Daech abolit l’esprit de miséricorde et de pardon porté par le Coran.
Quant au croyant individuel qui s’émancipe du dogme de l’imprescriptibilité, il découvre la cohérence entre sa foi et sa perception du monde. Le livre redevient ce qu’il fut pour le Prophète et ses compagnons : une parole vivante qui éclaire les pas du croyant sur une route toujours ouverte, où il doit agir selon sa conscience en assumant la responsabilité de ses actes. Nos intervenants soulignent que leurs travaux leur ont permis de vivre avec le Prophète, de sentir à quel point il était sympathique. Ils ont envie de le dire, sans rien cacher, et cherchent à traduire dans leurs livres un véritable sentiment d’amour. Sur l’évolution de l’islam, ils se gardent de tout optimisme excessif. Les personnalités musulmanes qui bénéficient d’un certain prestige sont souvent courageuses, mais leur formation a été faite dans le dogme de l’imprescriptibilité ; c’est une difficulté pour faire évoluer la compréhension des textes. On ne peut nier l’émergence d’une tendance de fond, favorisée par Internet ; il y a maintenant, dans presque toutes les universités égyptiennes, des sites largement pratiqués par les jeunes où on peut parler librement de la religion.
Mais l’aspect religieux seul ne résoudra pas le problème de Daech. Si l’Iran et l’Arabie saoudite exacerbent aujourd’hui le conflit entre sunnisme et chiisme, c’est pour devenir la puissance régionale dominante. Le politique cherchera toujours à instrumentaliser la religion pour renforcer son pouvoir. L’histoire en a donné de nombreux exemples, pas uniquement avec l’islam !
Jeanne Perrin, Claude Liévens