L’électricité en Europe est produite, transportée et commercialisée dans un cadre dominé par trois idéologies : l’idéologie du marché, l’idéologie de l’Europe, et l’idéologie des renouvelables. Marché, Europe et renouvelables ne sont pas des gros mots, mais des promesses d’efficacité. Cependant, la mise en œuvre de ce cadre a conduit ce secteur industriel à une impasse très inquiétante. Avec des ingrédients excellents, on a cuisiné un gâteau immangeable. Comment en est-on arrivé là ?
Pendant longtemps, en Europe et ailleurs, l’électricité a été produite, transportée et distribuée par des monopoles régulés. Des entreprises généralement publiques, parfois privées et concessionnaires, effectuaient toutes ces opérations, sous le contrôle direct et étroit de l’autorité publique, qui décidait notamment du niveau des prix, appelés « tarifs ». C’est cette entreprise – EDF dans le cas de la France – qui prenait toutes les décisions d’investissements et d’opérations, et qui les harmonisait. C’est par exemple, elle qui arbitrait, à chaque instant, entre les diverses sources d’électricité disponibles dans le pays pour produire exactement la quantité d’électricité demandée à cet instant et la produire au coût minimal pour l’entreprise et le pays.
Dans les années 1990, ce modèle, qui fonctionnait plutôt bien, notamment en France, a été remplacé, à l’initiative de l’Union Européenne, par un modèle de marché unique, assaisonné d’une forte dose de renouvelables intermittents. C’était ignorer trois réalités.
– La première est que l’électricité ne se coule pas facilement dans le moule du marché. Ce qui est bon pour les voitures ou les chemises ne l’est pas pour l’électricité. Le prétendu marché de l’électricité est en réalité un pseudo-marché limité, peu concurrentiel, et faussé. Limité, parce qu’il ne concerne que la production et ignore le transport et la distribution qui restent des monopoles publics aux prix fixés par les États. Peu concurrentiel, parce que, même sur le segment de la production, il n’y a souvent guère de concurrents. En France, notamment, EDF produit (hors renouvelables intermittents) 94 % de l’électricité. On a poussé le ridicule jusqu’à obliger EDF à vendre le quart de sa production (à un prix fixé par l’État) à Engie (autrefois GDF-Suez), afin de créer artificiellement un concurrent. Comme le grand dans la cour de l’école qui refile des billes au petit pour pouvoir continuer à jouer. Un marché faussé aussi, car tout se passe comme si les gouvernements, y compris le celui de la France, et l’Union Européenne, ne croyaient pas aux vertus du marché qu’ils imposent. Ils formulent des objectifs quantitatifs de mélange électrique, et des « plans » d’investissements dans les différentes filières, qui sont dans la logique du Gosplan soviétique, pas dans celle du marché. Ils imposent des obligations, comme celle qui est faite aux opérateurs d’acheter toute la production des renouvelables, qu’ils en aient besoin ou non. Ils interviennent directement dans les prix, en fixant les prix auxquels ces producteurs doivent acheter la production des renouvelables. L’Union européenne est en principe l’ennemi juré des subventions qui, dit-elle, « faussent la concurrence », et elle poursuit vigoureusement les pays qui donnent quelques millions d’euros à telle ou telle entreprise. Mais cette même Union européenne tolère, et même encourage, les pays qui subventionnent à hauteur de milliards d’euros par an l’électricité renouvelable.
– La deuxième réalité ignorée concerne la diversité des pays européens en matière d’électricité. Elle est immense. Il y a des pays qui produisent du charbon, comme la Pologne ; et d’autres qui n’en produisent pas ou plus comme la France. Il y a des pays qui ont des ressources hydrauliques comme la Suède, et d’autres qui n’en ont aucune comme les Pays-Bas. Il y a des pays ensoleillés, comme la Grèce, et d’autres qui le sont moins, comme le Danemark. Il y a des pays qui ont beaucoup de centrales nucléaires, comme la France, et d’autres qui n’en ont pas du tout comme le Portugal. Il y a des pays comme la République tchèque où la demande d’électricité augmente, et d’autres comme le Royaume-Uni où elle décline. L’idée qu’il puisse y avoir un marché unique et une politique uniforme de l’électricité qui convienne à tous est totalement déraisonnable. On l’a vu avec l’euro : il est difficile de concilier une politique monétaire unique avec des conditions économiques diverses. Et la diversité des conditions électriques est, en Europe, bien plus grande que celle des conditions économiques dans la zone euro.
– La troisième réalité se rapporte aux conséquences des renouvelables, c’est-à-dire en pratique de l’électricité éolienne et photovoltaïque : des coûts directs élevés, bien que déclinants ; des coûts indirects mal connus, mais croissants ; et surtout l’intermittence.
Le mélange de tout cela conduit à une situation paradoxale : il fait baisser fortement les prix de gros payés aux producteurs, et augmenter considérablement les prix de détail payés par les consommateurs.
Le marché de gros est un marché de très court terme, déterminé par le coût marginal de production, qui est souvent celui de l’électricité renouvelable, proche de zéro. Plus il y a de renouvelable, plus le prix de gros est bas. Il devient même parfois négatif. Ce prix de gros ne permet absolument pas aux électriciens de couvrir leurs coûts moyens. Seuls, les producteurs de renouvelables, qui vendent leur électricité à des prix garantis élevés et subventionnés, gagnent de l’argent. Les autres réduisent leur production afin de limiter leurs pertes, et entendent le message du marché : surtout ne pas investir dans la production d’électricité conventionnelle. Pour sauver leur peau, ils se tournent vers les renouvelables (subventionnés), vers le transport et la distribution (des monopoles publics rentables), ou hors de l’Europe. Cependant, l’électricité renouvelable, du fait de son intermittence, a besoin de l’électricité conventionnelle : il faut bien alimenter le réseau lorsque le soleil ne brille pas (85 % du temps) et que le vent ne souffle pas (75 % du temps). Plus elle rend l’électricité conventionnelle nécessaire, et plus elle la rend impossible. Un tel système n’est pas durable.
Il est également coûteux pour les consommateurs. Plus le poids des renouvelables est élevé, et plus le prix de détail payé par les ménages est élevé : 100 €/MWh en Bulgarie, 170 en France, 300 en Allemagne. La corrélation est presque parfaite. La raison en est le poids des subventions (financées par une taxe sur l’électricité), des surcoûts de réseau, des surcoûts résultant de moindre utilisation des installations conventionnelles. Ces prix plus élevés pèsent plus particulièrement sur les ménages les plus pauvres. Un tel système est régressif.
Le sommeil de la raison a engendré des monstres, pour reprendre la formule de Goya. Même l’Union européenne a fini par le reconnaître. Elle voit une issue dans la création d’un « marché de capacité » qui consiste à subventionner les industriels conventionnels non pas pour produire de l’électricité, mais pour être prêts à le faire le cas échéant. L’usage inconsidéré du marché, de l’Europe et des renouvelables a conduit à une impasse. Pour en sortir, que nous propose-t-on ? Une dose supplémentaire de marché, d’Europe et de renouvelables.
Rémy Prud’homme,
Professeur émérite de l’université Paris-Est