Hubert Coudurier vient de consacrer un livre (Jean-Yves Le Drian, le glaive du président[1]) à ce dernier, qui a été nommé ministre de la Défense en 2012, à 65 ans, après s’être attaché, comme membre puis président du Conseil général de Bretagne, à moderniser sa Région. C’est en référence à ce livre que Passages et l’ADAPes ont organisé un débat très libre à la veille des élections présidentielles ; nous en présentons ici une brève synthèse.
Très discret, évitant les journalistes, mais doté d’une grande force intérieure, Jean-Yves Le Drian se fait respecter pour ses compétences. C’est un homme qui rassure. Les militaires lui savent gré d’avoir fait augmenter sensiblement leur budget après l’attentat du Bataclan. Il a joué un rôle majeur dans les exportations d’armement, réussissant notamment à vendre le Rafale et à remporter, contre les Japonais, un important contrat de vente de sous-marins à l’Australie. Il a réussi à prendre progressivement le contrôle de l’opération Serval au Mali, contrôle initialement partagé entre le chef d’état-major des armées et le chef d’état-major particulier du Président.
Après avoir réussi l’opération Serval, les forces françaises ont lancé l’opération Barkhane contre les groupes armés djihadistes, en coopération avec la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Elles se sont redéployées dans une zone grande comme l’Europe, dans la logique du type de décolonisation qu’avait conduit Charles de Gaulle. Mais nous entrons dans une phase difficile. Rappelons qu’après l’intervention française en Libye, plusieurs chefs d’État africains (Idriss Déby Itno, Denis Sassou-Nguesso, Mahamadou Issoufou) avaient souligné le risque de dissémination du terrorisme à travers l’Afrique. Il est vrai que les Français ont permis de créer en Libye un hub terroriste qui menace le Sahel. Les attentats sont nombreux et notre présence militaire risque de se prolonger. Or il est toujours mauvais de rester longtemps dans un pays ; les piètres résultats obtenus par les Occidentaux en Afghanistan en donnent un témoignage récent.
Le discours politique concernant les conflits armés dans lesquels notre pays est engagé est l’apanage du président de la République : c’est lui qui rend compte au peuple. Les autres s’effacent devant son pouvoir régalien, y compris les Premiers ministres, bien que la Constitution leur donne un certain rôle et que le SGDSN leur soit rattaché. Contrairement à George W. Bush, qui avait joué de la lutte contre le terrorisme pour se faire réélire, François Hollande n’a pas exploité son regain de popularité après les attentats du Bataclan. Il est vite revenu à sa promesse de réduction du chômage et aux bagarres avec les « frondeurs ». On peut supposer qu’un homme tel que Jean-Yves Le Drian n’aurait pas eu envers eux la même tolérance. François Hollande a témoigné d’un talent remarquable pour conquérir le pouvoir, mais le pouvoir ne l’a pas vraiment habité. Il est trop resté dans la séduction, alors que les Français attendaient autre chose. De ce fait, son bilan est très critiqué, bien qu’il ne soit pas si mauvais… surtout si on le compare à celui de ses deux prédécesseurs.
Il faut souligner que, depuis une trentaine d’années, les responsables politiques sont confrontés à une situation nouvelle et inextricable. Leur autorité avait toujours procédé d’une souveraineté. Autrefois, la souveraineté politique et la souveraineté économique étaient liées ; aujourd’hui, elles sont de plus en plus dissociées. Il y a certes une économie, mais ce n’est plus l’économie politique issue des Lumières Moins de 1 % de la population (certains disent 850 personnes !) possède la moitié des richesses mondiales ; les politiques sont aujourd’hui incapables de maîtriser les flux financiers. La perte de souveraineté touche aussi, très fortement, le domaine numérique qui implique particulièrement les jeunes générations. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) sont sortis de leur rôle de prestataires de services ; ils font la loi. Leur impérialisme porte atteinte aux identités, s’impose aux États et plonge le monde politique dans le découragement et l’impuissance.
Lacan avait introduit en 1951 le concept du nom du père, où la nature et la fonction du père sont comprises sous l’angle symbolique : il y a, chez l’être humain, une revendication de la puissance phallique et le désir inconscient de s’y soumettre. Les responsables politiques ne peuvent plus satisfaire cette revendication. Nous sommes passés à une société sans père. Dans ces conditions, le pouvoir peut chercher à s’affirmer par la brutalité, ce qui peut expliquer le positionnement hyperphallique des néoconservateurs.
Cette décomposition politique risque-t-elle, à terme, de nous conduire à la guerre ? Allons-nous retrouver le cycle infernal auquel l’histoire nous avait habitués : une grande guerre tous les trente ans, suivie d’une période d’euphorie, notamment culturelle ? Non, car la dissuasion joue : les armes nucléaires risqueraient d’anéantir le monde ! En revanche, il faut s’attendre à un développement des opérations extérieures contre le terrorisme djihadiste, lequel s’intensifiera après la défaite de l’État islamique. D’une part, il s’agit d’une guerre juste. D’autre part, il faut bien reconnaître que le président de la République, quand il décide de lancer une opération de ce type, recueille un très large soutien dans la classe politique et dans l’opinion, alors que la moindre mesure visant à moderniser notre économie suscite des réactions tonitruantes ; peut-être la perspective de réunir un tel consensus est-elle une incitation plus ou moins consciente à faire la guerre…
Il faut être particulièrement attentif au risque d’une guerre civile déclenchée par l’exacerbation des tensions intercommunautaires et de toutes les formes de fracture. Le « complexe de Caïn » (instinct de haine et de destruction) progresse dans notre société ; les psychiatres le constatent chez les borderlines. Certains discours de la campagne présidentielle résonnaient comme un appel à la haine. Mais n’oublions pas que la généralisation du sentiment antimusulman dans des pays comme le nôtre serait la plus grande victoire de Daesh. La réduction de la fracture entre la gauche et la droite peut certes calmer le jeu, à condition de ne pas lui substituer une nouvelle fracture entre les progressistes et les conservateurs : d’un côté, la communauté des progressistes réputés authentiques et, de l’autre, celles et ceux qui en seraient ou s’en sentiraient exclus.
On peut évidemment souhaiter l’émergence d’un « grand homme ». Marqué par son intelligence, sa capacité d’adaptation, sa confiance en soi, son autorité naturelle et les valeurs qui le structurent, le grand homme a aussi le narcissisme et la folie des grandeurs nécessaires pour faire la guerre. Il se révèle par sa parole structurante et prophétique à un moment où la crainte de l’échec risque d’entraîner le peuple dans la paranoïa. Bien sûr, on peut évoquer de Gaulle annonçant le 18 juin 1940 que, cinq ans plus tard, nous aurions gagné la guerre.
Mais l’ouvrage d’Hubert Coudurier nous donne une lueur d’espoir. Il capte un moment politique particulièrement tumultueux, où la perte de souveraineté nous conduit à une société sans père. Il nous montre, avec l’exemple de Jean-Yves Le Drian, que des personnalités politiques dotées d’une véritable force intérieure, respectées pour leur compétence et misant sur la discrétion peuvent efficacement jouer un rôle de père de substitution.
Claude LIEVENS