Quel est l’homme qui n’a pas aimé la mer quand il a du sang de mer dans ses gènes et même quand il n’en a pas ; surtout quand c’est une vraie mer qui bouge beaucoup au gré des marées, qui sent le varech, qui roule sur le sable ou les galets, qui est éclairée le soir par des phares, au bout de courtes ou longues jetées, juste un peu pour laisser aux tendres amoureux romantiques l’impression d’être seuls en face d’un infini. Oui, la mer, c’est un vrai symbole de l’humain, avec ses vérités et ses contrevérités en fonction du temps qui passe car cet infini est faux puisque la mer continue d’exister au-delà de l’horizon, et nous savons tous maintenant que notre terre dont on arrive connaître le moindre repli jusqu’à l’Antarctique est de plus en plus exiguë, donc la mer est loin, loin de signifier l’infini ! Mais n’empêche, cette mer que j’ai connue dès ma plus tendre enfance, je l’aime toujours et j’aime rêver encore au grand infini devant ses couchers de soleil où on attend toujours le merveilleux rayon vert, que je n’ai jamais vraiment vu.
Dans ma jeunesse, avant et après la guerre de 1939 à 1945, les plages étaient très familiales et on se retrouvait chaque été. Elles étaient calmes, et les seules activités étaient la trempette, la natation pour les plus audacieux dont je faisais partie à l’époque, le bavardage des grands-mères et des mamans autour d’un tricot ou des potins du jour, et pour les plus intellectuelles, si l’on peut utiliser ce mot, la lecture. La lecture, je crois que c’est le lieu où j’ai dévoré toutes sortes de livres même des difficiles car, pour moi, au bord de la mer, l’auteur du livre vous prend totalement en otage, bercé que vous êtes par le ressac et l’éventuel bruit de fond des jeunes enfants construisant, en riant, des châteaux de sable voués à une vie brève puisque la marée montante les efface inéluctablement.
Les plages de cette époque étaient non paritaires et les femmes dominaient largement dans la garde des enfants. Où étaient les hommes ? Ils travaillaient pour beaucoup car la « vacançomanie » dominante en France n’existait pas encore ; il n’y avait seulement que les grandes vacances d’été de mi-juillet à la fin d’août et ceci pour les enfants, accompagnés par un élément familial féminin ayant le plus souvent une attache non loin de la mer, ce qui offrait cette possibilité rare à l’époque de pouvoir quitter les villes et leurs banlieues en habitant à un moindre prix un petit chez soi dans ce monde idyllique qu’étaient pour les jeunes de l’époque les vacances au bord de la mer. Mais les hommes n’étaient pas sur les plages ; on les trouvait sur le port car beaucoup d’entre eux travaillaient sur des bateaux qui n’étaient pas de plaisance mais des bateaux de pêche, des bateaux gagne-pain. Sur les plages, les seules personnes de sexe masculin étaient des enfants ou de jeunes adolescents qui, en dehors de la natation, jouaient au volley et tentaient de séduire les gamines très sérieuses de l’époque. À marée basse et surtout les jours de grande marée c’était la ruée sur différentes sortes de pêche à pied en fonction des lieux. Je me souviens surtout de la Haute-Normandie où sous les falaises du pays de Caux il y avait des rochers avec des mers intérieures où on essayait d’attraper des crabes souvent pas bien gros, et sur le sable recouvert de 10 à 50 cm de mer c’était les « pousseux » qui, comme leur nom normand l’indique, se poussent devant soi pour ramasser des crevettes grises et des petits poissons qu’on avait ordre de rejeter à la mer. C’était le début, sans le savoir, du maintien des richesses naturelles et de la pêche écologique !
Une partie de cela perdure à condition de partir hors saison « vacancielle ». Mais si on a la malchance de ne pouvoir partir qu’en août il existe un changement important. Tous les bords de mer, sauf quelques criques dont le secret est bien gardé car elles ne sont que rarement du domaine public, sont bondées d’un monde cosmopolite regroupant hommes, femmes, enfants de tous âges, adolescents prolongés se partageant entre l’écoute indispensable du smartphone qui leur retransmet exactement la même musique et les mêmes informations que dans le métro parisien. Seule différence, ils sont étendus sur des grandes serviettes et sous un parasol pour les plus prudents. Il en est de même des adultes qui passent du sommeil, réparateur de la fatigue de l’année passée, à une trempette plus ou moins sportive et bien entendu à leur smartphone. On lit aussi mais sur tablette, ou encore sur papier quelques policiers nordiques pour les plus branchés, et on échange sur la politique généralement en dormance en août. Mais ce qui demeure, ce sont les châteaux de sable, les joueurs de volley, et en fonction des plages et des mers qui les bordent de multiples activités qui vont du ski nautique à un tas de nouveaux jeux comme le surf plus ou moins acrobatique sur les plages à rouleaux et le cheval sur les immenses étendues de sable dégagées à marée basse sur les côtes des Hauts-de-France.
Ce qui change aussi beaucoup, c’est l’existence exceptionnelle de bateaux de pêche et de vrais pécheurs séchant leurs filets sur les bords du port et la présence de plus en plus invasive de ports de plaisance où on trouve de vrais amateurs de mer mais aussi de riches dilettantes vivant sur leur grand et confortable yacht pour lesquels la mer est un simple agent de flottaison leur permettant de vivre à la mer mais loin de la vulgaire foule encombrant les plages.
Ce qui a évolué en deux temps, c’est la beauté de l’eau ; je veux dire sa transparence telle que, même dans les ports qui sont des lieux de travail, l’eau était suffisamment limpide pour pouvoir y voir évoluer de nombreux poissons. Puis il y eut une période difficile où la mer était sale et même nauséabonde par endroits.
Heureusement, les États maritimes riches commencèrent à faire une campagne anti-pollution et l’on vit doucement apparaître de vrais miracles sur toutes les eaux, que ce soit océaniques, lacustres ou fluviales. Un des plus beaux exemples fut pour moi le superbe lac d’Annecy pollué jusqu’à la moelle qui a retrouvé la pureté d’autrefois. Pour l’ensemble des côtes françaises, c’est une bataille à gagner chaque année si bien qu’il existe un label de propreté avec l’équivalent des étoiles du guide Michelin. Alors, gare aux pauvres plages non labélisées qui sont délaissées par les plus prudents appliquant le principe de précaution à la lettre, alors que je voudrais être certaine que la transparence de ces labels soit au-dessus de tous soupçons ! De plus la clarté de l’eau dépend de l’heure à laquelle vous fréquentez la plage ; elle est presque parfaite tôt le matin et devient plus opaque au fur et à mesure de l’avancée du jour et se charge de divers déchets d’origine humaine qu’un bateau aspirateur tâche d’enlever au milieu des baigneurs !
Et l’air que l’on respire a-t-il changé ? L’odeur délicieuse du varech et autres algues chahutées par les vagues est-il autant perceptible ? Cela est variable suivant les côtes et leur degré d’envahissement par nos frères humains. Je me souviens personnellement, il n’y a pas si longtemps, recherchant désespérément cette odeur que je ne sentais plus, remplacée par celle des fritures diverses de nombreux restaurants de plage et ne la retrouvant seulement qu’au bout extrême de la jetée de cette petite ville, par ailleurs magnifique, mais noyée dans l’abondance du tourisme estival.
Cependant terminons cette chronique sur la mer en été par une note optimiste teintée de pessimisme. En dépit de ces changements qui pour certains demeurent, je crains, irréversibles, la mer demeure la destination favorite de nos compatriotes et des touristes étrangers. Pourquoi ? par instinct grégaire et l’envie inconsciente de reproduire sous d’autres cieux le rythme répétitif de beaucoup de nos vies ? Ou bien, et je l’espère, parce que la mer bien que trop peuplée, a encore un petit goût d’infini pour beaucoup d’habitants des villes qui passent, de l’horizon étriqué de leur appartement où même le ciel peut être absent, à un horizon lointain qui devient superbe au lever ou au coucher du soleil. Et puis beaucoup de ces changements assez négatifs disparaissent en partie en rencontrant la mer hors saison où sa beauté sauvage et odorante peut être encore admirée dans le vent et la fraîcheur des pluies de mer pleines d’embrun chargé en iode comme l’affirmait ma grand-mère. Je me demande si la médecine actuelle le confirme encore !
Monique Adolphe