Aujourd’hui se modélise l’enjeu du monde à venir : comment faire travailler, ensemble et dans le même but, des gouvernements et des organisations internationales, des financements mondiaux de forme et d’expression classique, des représentants des secteurs privé et associatif, du monde académique également, avec des forces nouvelles dont les jeunes générations font la sincérité et l’exigence ?
Un contexte de transition spécifique en Tunisie
Depuis la révolution tunisienne de décembre 2010 et janvier 2011, la transition démocratique est en marche, mais des progrès restent encore à faire en matière de libertés individuelles et d’expression. La transition économique tâtonne, comme l’atteste l’ampleur des manifestations sur l’emploi dans les principales villes du pays, le sit-in des jeunes chômeurs de Kasserine et la mort de Ridha Yahyaoui, « martyr du chômage », le 16 janvier 2016. En parallèle, le gouvernement tunisien a pris d’importantes mesures telles que la déclaration de Tunis pour l’emploi qui constitue une feuille de route gouvernementale à court, moyen et long termes et le programme Forsati déployé par le ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle dans un but de réinsertion professionnelle des jeunes chômeurs.
A ce jour, la « révolution de la dignité » a néanmoins laissé place à des vagues de revendications sur les perspectives d’avenir. Les inégalités sociales et les disparités géographiques perpétuent le sentiment d’injustice chez les jeunes. Bien que les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) aient atteint en Tunisie leur objectif de diminuer de moitié la proportion des personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour, la question des inégalités sociales et la perception d’injustice croissante qui en résultent sont des sentiments largement partagés par la jeunesse tunisienne.
Qui sont ces jeunes et pourquoi travailler avec eux ?
Selon l’ONU, les jeunes sont des individus entre 15 et 24 ans. Toutefois, il faut relativiser cette notion, la jeunesse n’est pas qu’une question de génération, Pierre Bourdieu nous rappelle que « la jeunesse n’est qu’un mot »[1]. La jeunesse est une étape charnière du développement humain, car c’est une période durant laquelle toute personne humaine prend son envol définitif, construit les fondations de sa vie professionnelle et affective, définit son positionnement éthique, social, économique, culturel et politique. Dans cette période de
transition entre l’enfance et l’âge adulte, les jeunes sont plus vulnérables aux menaces globales.
La jeunesse, thème porteur et fédérateur de l’agenda international
Les jeunes sont particulièrement vulnérables à quatre phénomènes :
- La précarité en hausse chez les jeunes générations
La hausse de l’usage des drogues aux Etats-Unis, les violences en Amérique centrale, le nombre de décrocheurs scolaires constituent des maux de la jeunesse qui sont universels mais qui nécessitent une approche différenciée et transversale. En 2014, plus de 4 % de la population mondiale a pris au moins une fois de la drogue, tous produits confondus[1]. Dans les pays dits du Nord se pose le problème du décrochage scolaire. Ces jeunes deviennent les proies naturelles des mouvements extrémistes et sectaires ou des gangs. Partout, la précarité économique crée les conditions d’une précarité mentale et psychologique.
- Les jeunes au centre de la crise migratoire
Les jeunes sont parmi les protagonistes les plus fragiles des migrations internationales devenues le symbole d’une mondialisation dérégulée. En 2013, l’ONU recensait 232 millions de migrants internationaux : environ 12 % de ces migrants étaient des jeunes (15-24 ans). En aspirant à un avenir meilleur, les migrants espèrent échapper à la pauvreté chronique, aux discriminations de sexe,
au chômage et aux effets du changement climatique. Pourtant, la réalité est autre, notamment chez les moins de 18 ans sujets à l’exploitation, l’exclusion, le trafic, le travail non rémunéré, l’exploitation sexuelle. Finalement les jeunes migrants obtiennent souvent des métiers dits « 3D » (dégoûtants, dangereux et dégradants), lorsqu’ils en trouvent. La crise et les misères migratoires soulignent ce que vivent dans chaque pays visé ou espéré par les nouveaux arrivants les jeunes des populations originelles. Fondamentalement, c’est le même constat d’échec pour organiser les sociétés nationales et équilibrer la société mondiale. Ce qui donne absolument tort à ceux qui, dans les pays les mieux dotés, croient y maintenir le bien-être en se protégeant du dehors.
- La menace du réchauffement climatique
Les incertitudes sur le futur augmentent avec l’urgence du réchauffement climatique qui pourrait atteindre 4,8 °C à l’horizon 2100 par rapport à la période 1986-2005. L’enjeu des politiques publiques repose sur la mobilisation de l’accroissement démographique aux fins du développement. L’éducation à l’environnement ne peut être manquée, et ne peut pas ne pas être absolument prioritaire : une éducation à la prévention et à l’adaptation des jeunes générations.
- La menace globale du terrorisme
Nous sommes ainsi dominés par des facteurs naturels, à l’évolution et à l’impact prévisibles : l’augmentation de notre nombre sur cette planète, les révolutions climatiques notamment, et par des facteurs irrationnels : le dérèglement de la psychologie humaine. L’objectif de Daesh est de lever les jeunes contre le modèle occidental et de provoquer un conflit irrépressible entre modèles de développement et de gouvernement. Mais Daesh s’y prend par la contrainte et la participation qu’il feint d’accueillir est du recrutement pour la mort, pas pour la délibération ni la fraternité. Ni bien sûr pour la réflexion. C’est à terme ce qui le condamne à disparaître bien plus que l’étreinte militaire et stratégique qui le cerne.
La réponse de la jeunesse : construire un nouveau modèle de gouvernance ?
Dans son discours à l’Assemblée nationale du 8 mai 1968, François Mitterrand, réagissant aux événements de Mai 1968, déclarait déjà : « Si la jeunesse n’a pas toujours raison, la société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort. » Malgré cette vulnérabilité et les menaces globales qui pèsent sur les jeunes, ils sont les principaux acteurs des initiatives locales et constituent un laboratoire d’idées pour une nouvelle gouvernance. En Tunisie, le forum jeunesse, dont la première édition a eu lieu à Monastir, constitue une belle initiative. Malgré les répressions policières et militaires, le Printemps arabe a montré que l’action individuelle peut apporter des changements collectifs considérables. Le mouvement de la « Nuit debout » en France, né le 31 mars place de la République et aujourd’hui plus diffus, a constitué une véritable assemblée populaire portant un modèle de démocratie participative. Ces mouvements exigent que la démocratie soit sincère, pas seulement un mot. C’est la seule voie pour un développement durable parce qu’il sera porté par tous et non pas imaginé, conceptualisé par quelques élites comme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les réseaux sociaux dont ces acteurs se sont emparés permettent de fédérer une action commune qu’ils concrétisent dans des mobilisations collectives. Des slogans chocs sont ainsi relayés : « La nuit debout plutôt que le jour à genoux », « Je lutte donc je suis », « Indignez-vous », « Rêve général », «Tous concernés, tous consternés », « La Tunisie est debout », « Je suis tunisien, je veux mes droits, je suis Kasserine ».
Les questions qui se posent doivent aujourd’hui être clarifiées : comment intégrer cette approche bottom-up – de bas en haut – dans le processus de décision au niveau des institutions locales, nationales et internationales ? Comment s’assurer que ces mouvements trouvent une traduction de leur programme dans un champ politique souvent monopolisé par les experts et les professionnels ? Aucun mouvement participatif ou de revendication ne peut être organisé par un pouvoir déjà installé et qui prétendrait, en reprenant du vocabulaire, capter à son profit une spontanéité qui s’est faite contre lui – ou pire en complète indifférence de lui, comme s’il était déjà du passé.
Certainement, les jeunes constituent une identité collective dans un monde globalisé. Il s’agit de prendre en compte, eux-mêmes et leur force de contagion dans l’agenda prospectif du développement durable. Alors que l’on parle d’une convergence des agendas dans les thématiques portées par les institutions internationales, peut-on parler d’une convergence des revendications manifestées par les jeunes depuis 2010/2011 ?
La suite de l’histoire du monde, de chacun de nos peuples dépend de la capacité des dirigeants à accepter que le souhait populaire, exprimé par des sacrifices personnels et par des mouvements collectifs, ait autant de valeur et de possible fécondité que tous les plans et toutes les expériences des gouvernements et des systèmes installés. La jeunesse et la maturité, l’idéal et le sens du possible peuvent et doivent se rencontrer. Il me semble que c’est ce que nous commençons de vivre – encore plus fortement et universellement – que l’inarticulation terroriste.
Jean-Marc Châtaigner
Directeur général de l’IRD
[1] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Editions de Minuit, octobre 2002, 277 p.
[2] Rapport mondial 2015 de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.