69. Un nombre qui suscite diverses interprétations. Personne n’ignore la virilité qui s’exhibe sans gêne et sans retenue charnelle dans les rues et sur le sable des plages israéliennes. C’est l’une des raisons d’un tourisme qui bat son plein à toutes les périodes de l’année. Selon un sondage publié aux États-Unis, et repris par le Jerusalem post, la femme israélienne – et notamment la top-modèle la plus fameuse, Bar Refaeli, ancienne compagne de Leonardo DiCaprio – représente aux yeux des mâles américains la « bombe » sexuelle par excellence.
Mais 69, c’est aussi le nombre d’années écoulées depuis la création en 1948 de l’État d’Israël, un bail viril mais plein d’incertitude du fait des nuages qui s’accumulent sur le ciel proche-oriental, dont Israël n’est pas exempt malgré une insolente santé économique. Ce mois de mai est l’occasion de nombreuses commémorations, un peu comme en France mais sur un registre solennel et grave. Tout commence par un hommage aux soldats tombés sur le champ de bataille, le pays a connu depuis 1948 cinq guerres et de nombreux mouvements violents qualifiés d’Intifadas par les Palestiniens, élargi aux victimes du terrorisme et qui se poursuit avec la fête de l’Indépendance, notre 14 juillet national. Deux semaines plus tard, Israël commémore le génocide des juifs d’Europe par le régime hitlérien (la Shoa). La coïncidence du calendrier n’est pas anodine : les juifs européens assassinés, les morts d’Israël, la joie de la fête nationale, la grande parade militaire, les déclarations solennelles politiques… tout cela cimente le patriotisme sioniste pour le passé et un avenir qui se vit au présent. Israël se vit comme État et se veut la mémoire du peuple juif, d’où ces commémorations en série pour « socler » une histoire commune, agrégeant indistinctement le peuple israélien et les diasporas juives de par le monde.
Benyamin Netanyahou, l’actuel Premier ministre, se veut le représentant emblématique de ce nationalisme soft qui stratifie la société israélienne dans son ensemble. Le calcul politique de Netanyahou vise à la fois à demeurer au pouvoir et à éviter tout changement politique qui le contraindrait à en finir avec une colonisation qui rabaisse moralement la conscience nationale. De toutes parts, Israéliens comme Palestiniens, intellectuels, activistes et jeunes générations, chacun s’accorde à reconnaître la maestria de Bibi (le diminutif de Netanyahou) pour durer au gouvernement mais aussi pour installer des bombes à retardement qui éloignent d’un règlement du conflit israélo-palestinien.
« Il a rendu impossible la solution à deux États et démanteler aujourd’hui les colonies créerait une guerre civile », nous assure A.B. Yehoshua, le grand romancier israélien, prix Médicis en France. « Il manœuvre constamment la justice pour faire ce qu’il veut, gagner du temps, mais le statu-quo-ante est impossible », prévient le démographe de réputation mondiale, Sergio della Pergola. « En refusant de s’intéresser au drame palestinien, la violence va durer », prévient Daoud Khoury, un avocat arabe israélien de Jérusalem. Plus politique, Ahmed Qoreï, dit « Abou Ala », de son nom de guerre et ancien Premier ministre de l’Autorité palestinienne, considère que Netanyahou « s’arroge le pouvoir des Israéliens et des Palestiniens en réduisant à néant le pouvoir de Mahmoud Abbas », le Président de l’Autorité palestinienne. Ces doléances ne semblent pas impressionner Benyamin Netanyahou, même pas quand elles émanent de son camp. L’ancien ministre de la justice, Dan Meridor, qualifié de « Prince du Likoud » tant il appartient à l’aristocratie de la droite sioniste, ne cesse de mettre en garde contre le nationalisme étriqué de Bibi et de prôner courageusement comme « seule solution : deux États, pour préserver la démocratie et la singularité de l’État hébreu ». Rien n’y fait, Netanyahou semble considérer que le terrorisme de Daech et les autres conflits de la région (Syrie, Libye) sont la priorité de la communauté internationale et des pays arabes. Par ailleurs, le Premier ministre israélien est convaincu de sa relation privilégiée avec Donald Trump, bientôt en Israël, et dont la plupart des observateurs sur place estiment que le Président américain laissera les mains libres au Premier ministre israélien pour agir à sa guise. C’est-à-dire, ne rien faire à l’extérieur et s’en tenir à gérer au mieux ce qu’il considère être les intérêts immédiats d’Israël, de l’économie à une sécurité renforcée.
« La politique n’est pas de la charité, les accords d’Oslo sont morts, Netanyahou pense et agit à notre à notre place et Trump ne fera que ce qui est dans l’intérêt de l’Amérique », nous laisse entendre avec une ironie mordante Ahmed Qoreï, un camarade de combat d’Arafat et qui rêve de retour au pouvoir pour prendre sa revanche politique sur une Autorité palestinienne qu’il estime « totalement absconse et discréditée ». De ce côté-ci, c’est-à-dire de la part des Palestiniens, entre le Fatah au pouvoir si contesté, le Hamas qui prononce à Doha un aggiornamento politique sans rien changer à Gaza, à la grève de la faim des prisonniers palestiniens à l’instigation de l’activiste Marwan Barghouti, la désolation demeure la réalité d’une population palestinienne qui nous a paru ne rien attendre de ses dirigeants.
Par contraste, la société israélienne vit au rythme de ses conquêtes économiques, avec un chômage quasi inexistant, et d’un business high-tech et informatique en plein essor. Sergio della Pergola peut ainsi faire l’inventaire de toutes ces start-up israéliennes vendues à coup de milliards de dollars à des entreprises internationales et américaines. Mais il y a plus encore et qui témoigne de l’extraordinaire vivacité d’une société, qui certes bat au pouls patriotique d’un pays fort de son identité nationale, s’engageant avec générosité dans une pépinière d’associations caritatives et d’ONG défendant les droits civiques. Les femmes israéliennes, aux côtés des femmes arabes, multiplient les initiatives de dialogue et d’échanges culturels pour favoriser un vivre-ensemble israélo-palestinien.
Pour sa part, la gauche politique est devenue obsolescente, mais les jeunes générations qui s’en réclament se sont retrouvées le jour de la commémoration des soldats tués pendant les guerres pour des veillées d’allure « Woodstock » sur les plages de Tel Aviv au son des mélodies de Bob Dylan, Léonard Cohen et autres musiques orientales. Société multiculturelle, telle s’affiche Israël. Il fallait voir le soir de la commémoration de l’Indépendance nationale tous ces orchestres de rue égrenant des chansons de tous les pays, notamment des groupes africains plein d’entrain et qui évoquent nos sans-papiers. Seulement ce multiculturalisme se greffe sur un patriotisme qui laisse sur le bas-côté sa population arabe, et fait montre d’un nationalisme de bon aloi que personne ne conteste, sinon aux extrémités d’un spectre politique et religieux et parmi les Arabes israéliens. Qui imaginerait nos gauchistes mélenchoniens porter un jour de fête nationale des T-shirts aux couleurs du drapeau national avec l’inscription dans le dos : ″il n’y a pas d’autre endroit‶, sous-entendu : il n’y a pas d’autre pays pour vivre. Ce cosmopolitisme à visage national est la recette d’une société en bonne santé, ouverte sur le monde mais quasi indifférente au sort de son proche étranger : les Palestiniens. C’est tout le paradoxe d’Israël, un pays et une population avidement attachés à la joie de la vie et aux cultures du monde extérieur mais négligeant de s’intéresser à leur voisin immédiat. Un pays et une population nourris d’histoire et de mémoire mais jouissant de l’avenir au présent.
Émile H. Malet