Garde les yeux ouverts…
Je fais des choses mortellement sérieuses et aussi des choses drôles. Je fais des reportages sur de jeunes voyous rebelles avec plaisir… Je me réjouis de la vie, je ne suis pas compliqué, je me réjouis de tout. L’amour, le courage, la beauté. Mais aussi le sang, la sueur et les larmes. Garde les yeux ouverts…Ainsi s’exprime le grand photographe néerlandais Ed van der Elsken pour présenter son travail au filtre de sa vie
Ed van der Elsken (1925-1990) est un réalisateur, le monde est son plateau de tournage. Pour apprécier son esprit et son attitude artistique, il faut observer ses images vidéo. Une fois que son sujet est choisi, il le cajole, flirte avec lui et le provoque. Dans une séquence charmante et inoubliable, il filme deux belles adolescentes en attente devant un arrêt d’autobus dans sa ville natale d’Amsterdam. L’espace entre le privé et le public est rompu. En tant qu’observateur, on attend avec anticipation: qu’est-ce que vont faire ces deux créatures sublimes pleines de vitalité durant les longues minutes de leur attente? Comment vont-elles réagir lorsqu’elles découvrent qu’elles sont épiées par un étranger? Comme Van der Elsken le sait, l’observateur est amené à le croire, c’est celui qui attend et observe qui sera récompensé.
Oui, Van der Elsken s’intéresse à l’amour et à la beauté esthétique, mais il ne s’y limite pas. Son premier film autobiographique s’appelle Bienvenue à la vie, cher petit (1963) et nous documente sur la naissance et les premières années de son fils avec Gerda van der Veen. Son dernier film autobiographique est un documentaire personnel appelé Bye qui traite de la progression de la phase terminale de son cancer. L’une des séquences vidéo montre une baignoire au milieu d’un salon. Immergé dans la baignoire, Van der Elsken ressemble à l’un de ces excentriques et rebelles qui apparaissent encore et encore dans son travail. Lorsque son fils le filme, Van der Elsken fait face à la caméra et admet que sa barbe contribue à son apparence débraillée. « Nous devrions demander à Anneke de me recadrer un peu, n’est-ce pas? », dit-il en faisant référence à sa femme actuelle. « Mais quand je les lisse (cheveux), je pense qu’ils sont beau », ajoute-t-il, émergeant de la baignoire en peignant ses cheveux avec ses doigts. Son large sourire et son humour face à la mort vaut mille clichés photographiques.
Mais ce serait une erreur d’aborder le travail de Van der Elsken depuis la fin de sa trajectoire professionnelle. Il a commencé à faire des photos dans les rues d’Amsterdam dans les années d’après la seconde guerre mondiale, puis il a déménagé à Paris en 1950 où il trouvera son style. Son œuvre de renommée internationale Love on the Left Bank est une histoire aussi-fictive que vraie et romantique, une histoire d’amour impossible entre un mexicain, Manuel (Roberto Inignez-Morelosy) et une australienne Ann (Vali Myers), tous deux représentant la «génération perdue», cette jeunesse désillusionnée d’après guerre
en France.
Van der Elsken est également un aventurier. En 1960, avec sa deuxième épouse, Gerda van der Veen, il se sépare de tous ses biens pour entreprendre un long voyage de 14 mois à travers le monde. En Afrique, il montre la chasse sauvage des éléphants, la ségrégation en Afrique du Sud sous l’apartheid, les danses tribales en Centrafrique. Quand il ne peut pas assister à certains rituels, il demande aux enfants de les illustrer pour lui, il inclut leurs croquis montrés dans son livre Bangara. La polyvalence de Van der Elsken est quelque chose de remarquable. L’artiste a des valeurs sociales dont il se prévaut. Dans le contexte actuel, décrit comme un moment de crise en Europe, le travail de Van der Elsken mérite d’être examiné avec soin et intérêt, car ses photos et ses films expriment aussi un moment de crise et le photographe cherchait déjà à y apporter son regard humaniste.
SONYA CIESNIK