Nous remercions Passages de nous avoir invitées à intervenir lors de cette soirée. Nous, c’est-à-dire l’Alliance des Femmes pour la Démocratie, mais aussi bien le Collectif Psychanalyse et Politique ou les éditions des femmes…, autant d’instances de pensée et d’action créées depuis 1968 par Antoinette Fouque, psychanalyste et cofondatrice du Mouvement de Libération des Femmes. Ainsi se renoue un lien ancien et fort qu’elle a tissé avec Emile H. Malet, un lien fécond. Durant les années 90, elle a donné dans ce cadre de nombreux articles, entretiens, interventions, pour la plupart repris dans Il y a 2 sexes (son premier livre publié en 1995 chez Gallimard, réédité en 2004, puis en Folio en 2015). Sa pensée fonde et irrigue le présent exposé.
Que dire du désir féminin aujourd’hui? Et d’abord, cette question concerne-t-elle véritablement les femmes ? « La féminité est un travesti », a très vite affirmé Antoinette Fouque, une pseudodifférence des sexes, une image idéale dans laquelle se projettent des hommes, les couturiers par exemple qui, faisant la mode, imposent leurs fantasmes aux femmes, sommées de s’identifier à un homme travesti. « Masculin et féminin, dit-elle, sont des jumeaux en quelque sorte qui s’admirent et s’inversent, et jouent des genres, sans qu’il y ait véritablement de rapport sexuel. »
Si la psychanalyse est le seul discours sur la sexualité, a relevé la fondatrice de Psychanalyse et Politique, justifiant ainsi son intérêt pour elle, la différence des sexes n’y existe pas : « En psychanalyse, on ne naît pas femme, on naît petit garçon, ou plutôt petit garçon châtré. Dans cette perspective, l’identité féminine ne peut être qu’une identité dérivée et négative puisque déterminée par l’absence ou l’insuffisance d’un équivalent pénien (selon Freud et Lacan). » La sexualité des femmes n’y est pas décrite autrement que « châtrée », une castration qui définit la féminité, connotée de « passivité .»
Lieu d’un entre-femmes inédit dans l’histoire, le MLF, avec son choix de la non-mixité, a été l’espace d’où sortir de la subordination à l’égard du discours et du regard masculins, où commencer à penser par soi-même, à mettre en lumière le continent noir. En mettant en cause le postulat de Freud et de Lacan selon lequel il n’y a qu’une libido pour les deux sexes, mâle ou phallique, en affirmant au contraire qu’il y a deux sexes et donc, deux libidos, celle des femmes étant nommée par elle libido 2, libido utérine, puis libido creandi ; en affirmant aussi l’existence de l’homosexualité native, primaire, « structurante, vitale pour le devenir femme », « prioritaire dans la connaissance de soi », Antoinette Fouque a ouvert pour les femmes un accès à leur corps intime, profond, à leur subjectivité jusque-là interdite.
Lors d’un colloque récent sur les mères, Michelle Perrot disait que durant des milliers d’années très peu de choses ont changé et qu’un basculement inédit dans l’Histoire a eu lieu à partir de la contraception et de l’IVG. Or, la maîtrise de la fécondité, avec le droit effectif à la contraception et la loi sur l’IVG de 1974, a été la première victoire du MLF. Et cette possibilité nouvelle de ne pas faire d’enfants non voulus a, comme l’avait pressenti Antoinette Fouque, libéré le désir d’enfant sans entraver en rien la pulsion d’ambition des femmes. Là est leur désir.
En répondant à Lacan qui excluait la procréation du symbolique : « La procréation n’échappe pas au symbolique, c’est le symbolique qui se fonde sur le matricide », et en travaillant durant près de 50 ans à symboliser la grossesse, la fonction utérine, elle a levé la forclusion et libéré bien des voies. « Une femme a droit à l’ensemble du développement de ses composantes psychosexuelles; la procréation comme la gestation font partie intégrante de sa sexualité. Il s’agit de penser le matriciel comme un apport absolument vital à un humanisme régénéré et fécond. »
Et nous voilà entré-e-s dans une nouvelle ère humaine. Peut-être peut-on affirmer qu’on est passé du désir féminin au désir des femmes, actif, selon une autre libido que phallique.
Aujourd’hui, des femmes de plus en plus nombreuses s’attachent à penser l’articulation procréation et création, ainsi que leur généalogie femelle, la positivité de la transmission mère-fille.
Du côté de l’écriture, il y a Chantal Chawaf dont Antoinette Fouque a publié en 1974 le premier texte, Rétable – la rêverie, puis une grande partie de l’œuvre : une écriture qui rompt la tradition de la narration, qui renvoie au travail d’accouchement, au corps en travail, travaillé, excédant ses limites, sans plus de dedans ou dehors. Christine Angot aborde à son tour le rapport avec la mère dans son livre Un amour impossible. Evoquant la genèse de ce livre, elle parle de son désir de dire « l’histoire d’amour pour la mère », de « comprendre ce qu’est une femme, d’où elle vient ».
Les artistes Niki de Saint-Phalle, Louise Bourgeois explorent un art du charnel, dédié à des corps accueillants, féconds, assez forts pour aller au-delà du conflit oral décrété incontournable et ravageant pour les femmes. Paula Moderson Becker, qui nous est restée inconnue si longtemps, a été une émouvante pionnière en peignant femmes enceintes et maternités, nues, en dehors du regard masculin. Lors de ce colloque sur la maternité que nous évoquions tout à l’heure, nous avons vu les dessins de Diane Quincy : « La grossesse, dit-elle, m’a permis d’aller vers l’extérieur du corps. J’ai osé dessiner le corps (son propre corps de femme enceinte, puis allaitant, puis en couple mère-fille, et en couple avec son mari). Avant je dessinais un intérieur du corps fantasmé. »
En France, aujourd’hui, cette articulation est ce que recherche la masse des femmes : leur taux de fécondité comme leur taux d’activité professionnelle sont parmi les plus élevés d’Europe. « Les femmes ne renoncent à rien », souligne dans une récente interview à Elle Anne Hidalgo, la Maire de Paris, l’une des grandes responsables politiques qui ont émergé à la faveur du mouvement pour la parité. « C’est très dur, elles sont héroïques », ajoute-t-elle avec raison.
Et nous aimerions finir, justement, en évoquant l’héroïsme des femmes, leur courage dans cette période terrible de backlash, de retour des religions, en un mot (d’Antoinette Fouque là encore), de « protestation virile » qui menace toute civilisation.
Bravant des années et des années d’une répression impitoyable, frappée dans ses liens les plus chers, Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix, est parvenue en toute non-violence à remettre son pays sur la voie de la démocratie.
Venues de l’Est européen, les Femen font de leurs corps – non sans risques – une arme contre la misogynie, la tyrannie, l’exploitation pornographique, libérale, capitaliste. Leur exemple, la modernité de leur combat, et leur inlassable militantisme entraînent des jeunes femmes dans le monde entier.
Les mouvements des femmes ne cessent pas, sur tous les fronts y compris dans les pays où leurs droits sont bafoués. Des femmes d’Arabie saoudite luttent pour pouvoir conduire leurs voitures, des Iraniennes cessent de porter le tchador, des Indiennes ont mis en mouvement leur société contre le viol, des Africaines combattent l’excision, des Polonaises repoussent un projet de loi liberticide contre l’IVG, des femmes turques ont même réussi à faire reculer un projet de loi infâme légitimant le viol des petites filles.
Lors des élections, leurs droits, et d’abord la liberté de procréation sont au cœur du débat, ce fut vrai jusque dans la primaire de la droite en France. Et, partout, on observe que les votes des femmes font la différence par leur refus de l’extrémisme : aux Etats-Unis, en novembre dernier, quoi qu’en aient dit les médias, les femmes ont voté pour Hillary Clinton en majorité et bien plus que les hommes ; en Autriche, en décembre 2016, 62 % des femmes ont voté pour le candidat écologiste et démocrate, alors que 56 % des hommes ont voté pour son adversaire d’extrême droite.
En conclusion, une phrase d’Antoinette Fouque, qui nous vient de 2008, et du 40e anniversaire du MLF, peut nous préparer à 2018 : « Quarante années, c’est déjà l’Histoire, un temps long que se poursuit indéfiniment, et c’est surtout du vivant. La révolution n’est pas terminée, elle est interminable. Elle doit intégrer l’événement de 68 et l’avènement des femmes dans l’Histoire en tant que porteuses d’utérus. Car ce n’est pas la fraternité sans les femmes qui résoudra le conflit entre liberté et égalité, mais l’éthique. Il y a deux sexes et c’est ce qui rendra possible le passage de la métaphysique, amour de la sagesse, à l’éthique, sagesse de l’amour. » Là pourrait bien se situer le désir des femmes aujourd’hui.
Catherine Guyot et Michèle Idels*
*Collectif Psychanalyse et Politique