La laïcité était une solution à bien des problèmes. Une solution pour concilier les trois sphères. La sphère privée où l’homme est souverain dans son domaine, il croit ce que bon lui semble, celui de la sphère publique où le débat est libre et les citoyens peuvent échanger leurs convictions et leurs expériences. C’est la sphère du dialogue. Enfin, la sphère de l’État qui régit les lois de la société dans le respect des deux autres sphères. De ce fait, elle doit être neutre pour éviter la tentation d’une intrusion dans les deux sphères. Le droit a pour mission de garantir à l’homme d’avoir des opinions et de pouvoir les diffuser.
La IIIe République a promulgué de nombreuses lois dans ce sens : la loi sur la liberté de la presse, la neutralité de l’enseignement scolaire, la loi sur les associations et enfin la loi de 1905. Notre société s’est construite là-dessus. A la suite du bouleversement du XVIIIe siècle, le monde ancien où le roi manifestait la transcendance divine a été remplacé par un monde nouveau où la légitimité vient d’en bas, de l’individu.
C’est l’origine de la laïcité, et celle-ci pour se développer nécessite la neutralité de l’État. La laïcité n’est pas la séparation de l’Église et de l’État mais c’est la liberté de croire ou de ne pas croire. Lors du débat qui agite le début du XXe siècle et la fin du XIXe, deux tendances se confrontèrent : la première souhaitait un contrôle étatique sur l’Église, des prédications de celle-ci et de sa visibilité. On en voit le signe avec les projets de décrets qui interdisent la soutane des prêtres. La seconde, la tendance plus libérale, qui l’a emportée.
L’Église catholique et l’espace public ont une relation apaisée. La République n’est plus un accident de l’Histoire, on lui découvre même des vertus. L’Église catholique a compris qu’il fallait qu’elle cesse d’avoir une approche totalisante, elle n’est plus le tout des cultures et des peuples.
Dans l’encyclique Ecclesiam Suam (1964), Paul VI affirme que Dieu veut entrer en dialogue avec les hommes. Il entre en dialogue avec toutes les cultures et toutes les religions de façon variée et étonnante. Il y a une puissance de Dieu sur l’homme et cet amour qu’il manifeste en dialoguant sans présupposé, sans pré-requis.
Là, il y a quelque chose qui est essentiel pour qu’on puisse comprendre que la laïcité, c’est la préservation de l’espace public comme lieu du dialogue en vérité. Cet espace public se réduit aujourd’hui et est contraint par un État, qui sort de son rôle de neutralité en influant sur l’opinion publique et privée, tout en réduisant le champ et la capacité d’avoir un dialogue libre et ouvert.
Quelques dates récentes soulignent cette évolution : la loi de 2004 interdit le foulard à l’école à partir de faits divers montés en épingle par les médias, et les politiques se jettent dessus pour élaborer un discours de campagne. Dorénavant, la neutralité ne s’impose plus seulement aux fonctionnaires mais aussi aux usagers du service public. C’est une nouveauté.
Cette loi a été suivie de beaucoup d’autres, dans le même esprit, dont, en 2010, la loi sur l’interdiction de la burqa dans les lieux publics. Cet argumentaire est assez étrange. On introduit la notion d’espace public qui n’avait jusque-là aucune valeur juridique. Est-ce que l’État peut sortir de sa neutralité pour énoncer des limites morales à des opinions ? C’est innovant. L’espace public n’est plus le prolongement de l’espace privé, mais de l’espace de l’État.
Quelles sont les conditions pour que les croyances s’expriment dans l’espace public sans tomber dans le communautarisme ? Ce mouvement législatif peut-il se poursuivre sans éclater le lien commun entre les citoyens et la société ? Avec les réseaux sociaux, on assène des arguments mais on n’entre plus en dialogue. Il n’y a plus de lieu de dialogue dans les médias. Le débat à la télévision existait, que ce soit dans le domaine politique, littéraire, religieux… Aujourd’hui, tout cela a disparu, on préfère une succession de monologues. Plus de débat, ils passent leurs temps à s’opposer des arguments. Le désaccord est vu comme un signe de « des-amitié ». On est dans une période d’hypervictimisation et d’hypercompassion.
On assiste à l’émergence au sein de la société française de l’islam qui ne date pas d’hier. A l’époque coloniale, en Algérie par exemple, l’islam avait une place particulière. Les lieux de culte étaient financièrement soutenus par l’État et la République savait gérer l’islam.
Aujourd’hui, il y a une triple difficulté dans l’islam en France : des problèmes économiques majeurs, des troubles mondiaux profonds avec le basculement de l’Histoire et des vagues migratoires très fortes. Parmi ces vagues migratoires, la France n’est pas la plus concernée. Ces vagues se situent surtout dans les pays africains. J’en ai discuté avec un représentant de l’ONU qui m’a dit que l’enclave espagnole au Maroc est constamment prise d’assaut, et ce n’est là qu’un exemple.
La société n’a plus l’habitude de côtoyer la sphère religieuse. Il y avait plus de débats auparavant sur le religieux, il y avait une tranquillité sur ces sujets, mais voilà que resurgissent nos vieux démons. L’Église n’est pas là pour donner des recettes mais pour montrer les points importants dont la société doit se préoccuper pour le bien commun. Elle joue toujours le jeu de la subsidiarité sans se retirer du débat, elle ne cesse d’inviter ceux qui en ont la compétence et toute la légitimité à s’y atteler. Méfions-nous des slogans, on ne règle pas une situation en empiétant sur la sphère publique. Ainsi, prétendre que le terrorisme c’est l’islam. La République n’a pas ce pouvoir. Le clergé catholique refuse de prêter serment lors de la Révolution. Si on cherche à imposer un islam de France, nous aurons une opposition très virulente. Ce n’est pas à l’État de valider ce que va dire un imam. On parle de faire une loi, un diplôme d’aumônerie. Il existe des aumôniers de l’Église dans les prisons et dans les hôpitaux. L’islam exige aussi de pouvoir envoyer des imams. L’État exige un brevet d’aptitude. C’est trop blessant de voir la méfiance de l’État envers les religions, et le fait qu’il refuse par principe de croire en leur sagesse.
Certes, nous avons une difficulté à trouver un lieu de dialogue avec l’islam de France car, pendant des années, personne n’a été attentif au problème qu’il représente. L’islam est une religion de pauvres, elle s’identifie à une population qui se sent marginalisée. On a laissé les choses pourrir tranquillement dans nos banlieues, nos cités, on a des imams pas formés qui sont envoyés par des pays étrangers qui ne sont pas d’accord entre eux. Tous « ces islams » sont pris en main par des puissances étrangères, car il n’y a pas de classe moyenne musulmane. C’est le péché originel. On n’a pas de bourgeoisie musulmane. Sinon, on aurait eu des imams à un haut niveau de connaissance et qui auraient aidé à réfléchir, à comment s’adopter.
On fait la même erreur que celle faite lors de la décolonisation. Les immigrants, vous ne les voyez pas arriver, ils arrivent dans des lieux où les populations sont déjà malheureuses. Ils voient leurs lointains cousins qui sont parqués à Calais. Il y a un effet miroir. Les prêtres d’Afrique disent qu’ils ont honte de voir d’autres Africains sous les tentes. On est en train de répéter la même catastrophe, et de manière plus forte qu’il y a quarante ans.
Il y a quelque chose de très inquiétant. On ne laisse plus la sagesse judéo-chrétienne s’exprimer, on la bâillonne. Le jour où on autorisera la surveillance des prêches des imams et la censure de la mosquée, qu’est-ce qui empêchera de faire pareil demain dans les églises ? On essaie d’empêcher la reconnaissance de l’école hors contrat pour éviter les écoles hors contrat d’abord pour l’islam et ça suivra ailleurs. On se retrouve dans un piège.
Monseigneur Benoist de Sinety*
Texte résultant d’une note prise de la conférence
du 18 novembre 2016 à Passages.
* Monseigneur Benoist de Sinety est vicaire général de l’archidiocèse de Paris.