Ce témoignage n’est pas celui d’un dirigeant de grand groupe bien que l’auteur y ait passé près de trois décennies mais celui d’un responsable d’une PME d’informatique de moins de vingt personnes, une start-up attardée dans laquelle les personnels se côtoient quotidiennement, ont l’habitude de travailler ensemble et où le patron s’imagine bien connaître ses collaborateurs. Du jour au lendemain, à la mi-mars, cette famille se trouve disloquée et chacun exilé par la force des choses, avec comme seul lien celui des moyens des communications numériques. Deux mois et demi plus tard, les salariés de l’entreprise réapprennent à travailler ensemble et chacun se demande, le patron le premier, ce qui a changé puisque, selon le lieu commun mille fois entendu, « il y aura un avant et après Covid ».
Le premier enseignement est celui de la puissance des nouveaux moyens de communication par visioconférence. Les Zoom, Gotomeeeting, Teams, etc. ont brutalement relégué au musée des antiquités les systèmes de vidéoconférence dont seules les grandes entreprises pouvaient jadis se doter. On se souvient de ces installations que personne ne savait faire fonctionner alors que la réunion était censée commencer, pour lesquelles on cherchait pendant une demi-heure le technicien compétent avant que celui-ci s’avoue finalement impuissant à faire marcher le système et que la réunion finisse piteusement par téléphone. Les outils de visioconférence individuels ont fonctionné, les réseaux ont résisté et chacun, après une phase d’hésitation et de familiarisation, se les est appropriés avec un certain enthousiasme et une efficacité non moins certaine : moins de bavardages, des réunions moins longues et souvent plus productives.
Néanmoins des espaces de progrès subsistent, le son et l’image vont continuer à s’améliorer et il le faut, car l’image s’est révélée essentielle pour donner plus de chaleur humaine aux échanges, mieux percevoir les réactions des interlocuteurs et canaliser les prises de parole. Par ailleurs une certaine lassitude a été perceptible en fin de confinement et il nous a semblé que ces outils étaient appropriés pour gérer les aff aires en cours avec des personnes se connaissant mais que le remue-méninges sur des sujets nouveaux restait plus difficile. Quant à la prise de contact avec des prospects ou des partenaires commerciaux, elle reste extrêmement aléatoire et cela explique sans doute, pour partie, la mise en mode pause du courant des affaires que l’on cherche aujourd’hui à faire repartir.
Le deuxième enseignement a trait au télétravail, traditionnellement considéré avec méfiance par beaucoup de responsables d’entreprise. En fait le télétravail a fonctionné et nous avons même constaté une productivité accrue avec des travaux souvent livrés plus tôt et de meilleure qualité. Bien sûr tous les collaborateurs n’étaient pas en permanence à leurs claviers mais il faut considérer qu’il existe sur le lieu de travail dans l’entreprise d’énormes réservoirs d’improductivité qui expliquent en comparaison les bons résultats du télétravail. Nous ne parlons pas ici de ceux qui fabriquent des produits ou délivrent des prestations relevant du monde réel dont le rôle s’est révélé essentiel pendant la crise, mais de tous ceux qui accomplissent des tâches intellectuelles ou de services et dont le quotidien est fait de réunions plus ou moins utiles, de reportings, de participation à des séminaires ou exercices de socialisation imposée, sans parler du temps passé devant la machine à café, censée constituer un haut lieu de fertilisation croisée dans l’entreprise mais qui n’est souvent que la traduction d’un manque d’organisation interne. Cette énergie négative, cette entropie, croît avec la taille de la structure car les tâches non productives non seulement s’alimentent entre elles, mais viennent phagocyter le travail réel et diminuer l’efficacité globale de l’entreprise. Tous n’en sont pas conscients car des tâches improductives peuvent donner l’illusion de l’action et du travail accompli. Avec le télétravail, chacun, devant son clavier et son écran, devient un artisan. Certes, toute tâche peut rester inutile ou accessoire mais de son exécution le télétravailleur devient pleinement responsable comme l’écrivain qui se met au travail devant sa fenêtre et sa feuille blanche. Bien entendu, le télétravail, dans son principe même, a des limites qui sont pour une large part communes à celles que nous avons relevées précédemment en parlant de ses outils. Mais il est clair que la crise de la Covid-19 déplacera durablement le curseur vers davantage de télétravail, allégeant ainsi la contrainte sur l’environnement de déplacements devenus superflus et libérant du temps pour la vie de famille ou les loisirs.
Un autre aspect intéressant est celui de la connaissance des personnalités que la crise aura permis de révéler. On croit connaître les qualités et les traits de caractère de ceux que l’on côtoie tous les jours mais la crise a constitué un événement suffisamment fort – nous étions en guerre a dit le président de la République – pour que chacun soit, par la force des choses, amené à dévoiler des aspects de sa personnalité masqués par le train-train du rythme établi. Dans l’ensemble, nous avons constaté une très bonne réactivité du personnel, quel que soit son âge, et une capacité d’adaptation assez étonnante. Les cas d’éloignement voire de décrochement existent, mais sont demeurés exceptionnels.
C’est plutôt au moment de la reprise du travail, dans un contexte où les pouvoirs publics se sont montrés plus que prudents alors que l’économie commençait à aller à vau-l’eau, que les différences de comportement se sont révélées. Certains se sont empressés de revenir au travail, conscients de la nécessité de cesser de rouler sur l’ère et de relancer la mécanique par des actions nouvelles nécessitant de la réflexion et la mobilisation de toutes les forces de l’entreprise. D’autres, peut-être poussés par le milieu familial, ou conditionnés par les risques à emprunter les transports en commun ou par la crainte d’une reprise de l’épidémie, ont montré moins de dévouement à l’entreprise, comme s’ils avaient définitivement tourné la page du travail sur site, installés en province loin du bruit de la ville.
Les choses rentrent dans l’ordre, l’activité repart après s’être sans doute trop arrêtée. La vie dans l’entreprise reprend, le regard sur le télétravail évolue et les outils qui le supportent vont continuer à se perfectionner. Il faudra faire un bilan dans deux ou trois ans des séquelles qu’aura laissées le séisme de la Covid mais au stade actuel nous ne pensons pas que l’avenir des entreprises, après l’aberration que constituait la promotion du concept «fabless», soit davantage dans celui d’un «officeless» qui ne ferait qu’accroître la distanciation entre le monde réel qui produit et le monde qui réfléchit. Il faut rechercher, au cas par cas, un nouvel équilibre qui ne porte pas atteinte au rôle que joue l’entreprise sur le plan économique et social, et aussi sur le plan humain, par le brassage des cultures et des personnalités qu’elle permet.
Jean-Pierre Hauet, Ancien Senior Vice-Président et Chief Technologie Officer d’Alstom