Edité par la Fondation d’entreprise de La Poste
La rencontre d’une grande entreprise et d’un érudit nous vaut un ouvrage savoureux, un peu nostalgique, riche d’une centaine d’aventures humaines. Minuscules ou glorieuses, comme l’auteur nous en a déjà contées, voici celles des facteurs : ceux « qui font », les « acteurs de la vie qui ouvrent le champ des possibles » et non pas les simples portalettere ou postmen trop fonctionnels des autres langues… Il y en a 70 000 en France, il ne faut pas croire qu’ils disparaissent, chassés par l’immédiateté du Web, par l’omniprésence du téléphone à tout faire, à tout raconter, à tout montrer ! Jean Pierre Guéno en a choisi ou imaginé une centaine pour nous parler de chacun, de lui et de la vie.
Le facteur fait dans sa carrière plusieurs fois le tour de la terre ; à pied il commence tôt sa journée et rentre tôt chez lui, libre de penser ou… de construire (André Breton s’émerveille de découvrir avec Ferdinand Cheval l’Art Brut et son doux érotisme). Les chansons des troubadours modernes citent par-ci par-là le facteur : les Bat’Ker chantent celui, héroïque, qui escalade les falaises brumeuses vers des hameaux inaccessibles dans l’Île de la Réunion, « j’aime le soleil de mon polo – je suis un facteur en savate – je connais tous les habitants d’la haut – je suis le facteur de Mafate »… et même le père Noël ne saurait se passer de lui…
En sonnant aux portes le facteur sait beaucoup de choses sur les gens. Guy de Maupassant dans « Le crime au père Boniface » nous amuse un peu (c’est inattendu !) : ce brave vieux facteur lit en route comme chaque jour, le journal qu’il doit délivrer ; ce matin-là il y trouve le récit d’un crime atroce, commis dans le coin. Il range le journal mais ne peut chasser de son esprit l’horreur qu’il a ressentie. Quand il trouve la maison du jeune percepteur Chapatis fermée – il sait qu’on s’y lève pourtant à six heures – il s’étonne, la contourne et entend des gémissements étouffés puis des bruits de lutte et bientôt des cris ! Il court alerter les gendarmes qui se précipitent avec lui… et le moquent pour son ignorance en se tordant de rire. « Ma femme, dit Boniface, elle crie quand je la bats, c’est tout, alors j’ai cru à un crime »… Plus précieuse est Isabelle « la factrice ange gardien » qui supplée le service de téléassistance aux personnes âgées en visitant longuement une fois par semaine une des « aïeules » de son circuit qui lui confie ses souvenirs et ses misères ; désormais plus personne ne les partage que cette… agent de « La Poste ». Tout comme Hervé qui vient chaque jour saluer quelqu’un qui finit, faute de mobilité, par vivre dans une seule pièce-cuisine au rez-de-chaussée d’une vaste demeure. Celle-ci a retenti auparavant de la vie d’une grande famille. Ainsi Hervé, sans le vouloir, partage le secret embarrassant d’un tiroir empli de billets par quelqu’un « qui ne fait pas confiance à la banque » !
Qui n’a eu un sourire ému en retrouvant les cartes postales (« On pense à vous de Bretagne ; il pleut ») où s’exerçaient la plume hésitante et l’orthographe irréprochable de voisins en villégiature : « des quelconqueries qui étaient leur lot comme elles étaient le nôtre » dit Xavier Bordes qui célèbre l’échange quel qu’il soit, si précieux. Ou, s’agissant de ses proches, la lettre pudique de l’épouse qui voudrait plus de nouvelles du mari attendu, en voyage (ou au Front comme le raconte le douloureux Paroles de poilus de Jean Pierre Guéno), et qui, comme tant d’autres, est prête à bondir « chaque jour entre dix et onze heures »… L’arrivée du facteur à qui on ne propose plus de partager « un canon », mais peut-être de l’eau, reste « un repère dans le temps du jour » si l’on habite encore une maison d’où l’on peut voir la rue. Une boîte aux lettres vide est toujours une petite déception, même aujourd’hui, « Car qui peut supporter de se sentir oublié ? » (W. H. Auden, Courrier de nuit). Évoquant la Lettre à un otage adressée à toutes les victimes de l’histoire : « En plein cauchemar nazi, le facteur du ciel, le facteur du Petit Prince a su redonner une adresse aux terriens. », Jean Pierre Guéno s’exprime en militant de La mémoire de l’encre (c’est le titre des trois premiers volumes publiés de ses débuts en littérature). Ces nouvelles Paroles de facteurs font chaud au cœur…
Jeanne Perrin