Le titre de notre soirée, « le raisonnable, le possible, l’impossible » m’a rappelé avec un certain amusement, partagé je suppose, le « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! ». Dans l’air de ce temps-là résonnait fortement la parole de Lacan, qui avait ses propres slogans tel que « Le réel c’est l’impossible. »
En effet, les psychanalystes peuvent s’amuser à rappeler que toute demande, même la plus raisonnable, cache une revendication insatiable, au-delà de l’ordre du possible, et qui n’exclut pas le pire. Mais cela ne résout aucun des problèmes de la vie quotidienne, et il en est de sérieux, que la présentation de notre soirée énumère : la lutte contre la misère, l’étroitesse d’esprit, la sottise universelle. Autant de menaces toujours présentes, et aujourd’hui peut-être plus qu’hier, plus en tout cas qu’à l’époque où on croyait pouvoir faire de la révolution une fête.
L’expansion implacable du discours régnant, que Lacan a dénommé du capitaliste, ou du marché, expansion qu’il avait annoncée dès 1967, affole tout le monde. Qui aujourd’hui ne doctrine sur l’isolement de chacun, réduit à sa valeur marchande ? Qu’est-ce qui constitue encore une communauté à notre époque des GAFAM avec leur « capitalisme de surveillance » (Soshana Zuboff) et leurs implacables prescriptions ?
Ce nom de GAFAM est-il voué à devenir le support obligé de toute communauté, les autres n’y figurant qu’à titre de marchandises, soumises à la dure mais juste loi de l’évaluation statistique sur le marché de la rentabilité ? Quelle sera alors la différence entre un monde régi par l’I.A., qu’elle soit en mains privées comme en Occident ou utilisée par un parti tout-puissant, comme en Chine ?
D’un côté, nous n’avons plus d’ennemi contre lequel nous unir pour le combattre, jusqu’à lui couper la tête à l’occasion. Une banque, aussi puissante que bien des États sur la planète peut faillir, les autres vacillent un temps et finalement s’en portent mieux. Et quand une de leurs filles, les célèbres licornes, meurt de ses excès, une autre est déjà prête aussi à prendre sa place. De l’un autre côté, contrôle, prescriptions et répression sont clairement affichés.
Mais de part et d’autre la plus grande sécurité est promise à ceux qui respectent les normes imposées, alors qu’en même temps les outils de répression se renforcent. Partout les pouvoirs de police se renforcent, non seulement dans ces caricatures que représentent aujourd’hui le Brésil ou les Philippines, mais en France aussi. Et le comportement de la police à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes n’a pas fini de susciter commentaires et débats.
La prise dans le discours actuel a son prix, sacrifier les valeurs qui se prétendraient supérieures à celles du marché. Les bénéficiaires le font de gaîté de cœur, moins ceux qui y sont obligés pour seulement survivre. Enfin, il y a ceux qui n’y survivent pas, et qui n’y peuvent rien. À cela s’ajoute qu’il nous est répété tous les jours que la crise écologique et climatique ne permettra pas à nos enfants de survivre…
Alors, comment penser un « vivre ensemble », assurer une cohésion sociale qui ne fasse pas de chacun un élément mécanisé, le « Stücke » d’une machine commandée par quelques-uns ? Quelques-uns d’ailleurs logiquement en passe de devenir aussi interchangeables que les autres, même s’ils jouissent de privilèges certains, le temps de leur fonction.
Comment poursuivre la lutte contre la haine et l’ignorance, et peut-être surtout contre l’indifférence au sort de l’autre ? Est-il possible au penseur public, à l’intellectuel, de se faire entendre sans s’inscrire de fait dans le discours régnant, sans se faire l’assistant de la police et aider par ses conseils à neutraliser les révoltes qu’il appelle ?
Certains éléments de la loi Blanquer, la réduction drastique du budget des sciences humaines au Brésil, la suppression de la liberté d’avorter conquise il y a peu de haute lutte ailleurs, pour ne parler que de l’actualité immédiate, tout cela n’est pas très encourageant.
Lacan définissait en 1973 dans une interview à France Culture la psychanalyse comme le poumon artificiel de la science. Il disait ainsi : « le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. On ne s’en est pas encore aperçu et c’est heureux parce que dans l’état d’insuffisance et de confusion où sont les analystes le pouvoir politique aurait déjà mis la main dessus. Pauvres analystes, ce qui leur aurait ôté toute chance d’être ce qu’ils doivent être : compensatoires ; en fait c’est un pari, c’est aussi un défi que j’ai soutenu, je le laisse livré aux plus extrêmes aléas. »
Marc Strauss, psychiatre, psychanalyste