Je n’apprécie pas spécialement le mot transhumanisme. Il se compose pourtant de deux concepts intéressants par leur singularité : transformation et humanisme. Alors, paradoxe sémantique, est-ce la proximité de deux mots qui fait problème ? L’humain a certes un souffle profond – nefech en hébreu, ou rouah, le souffle –, que l’on retrouve également dans les évangiles, mais d’un point de vue agnostique et laïc et sans contester la part de spiritualité irréductible à une quelconque transformation, l’humain est aussi et d’abord mouvement, motion, cette « mobilité vitale » dont parle Vladimir Jankélévitch. L’homme est un passeur d’idées et de valeurs, d’émotion et de sentiments, de lois et de choses à réaliser.
Pour rester dans le paradoxe, j’apprécie avec une avidité orale et linguistique les termes transmettre, transférer, transporter, transgresser, il y a dans toutes ces déclinaisons une mobilité du logos qui implique une action à venir. On constatera que ce passage peut se faire à chaque fois parce qu’il y a une altérité instituante qui régit la mobilité en question. Acquérir des connaissances, détenir un savoir, faire bouger les choses, changer d’avis, refuser un déterminisme social ou religieux, tout cela peut se faire parce que le dépassement proposé est soutenu par un désir de loi. C’est-à-dire que l’ordre des choses peut changer et il est même nécessaire de franchir un régime d’entraves et de tout fixisme réducteur des potentialités de l’intelligence et de l’innovation, mais le corrélat de ce passage implique la recherche d’une vie améliorée et apaisée, désirante et aspirant au bonheur.
Dans un très joli livre, « Une seconde vie », François Jullien estime que c’est du cours même de la vie qu’on peut choisir de se réformer et d’avancer. Il nous propose de partir des vérités, non pas démontrées, mais décantées de la vie même, de l’expérience accumulée aussi, de la pulsion de vie en quelque sorte. J’ai le sentiment que cette démarche qui garantit l’intégrité psychique peut être malmenée dans le transhumanisme. Je dirais la même chose, ou presque avec la transsexualité, mais ce n’est pas le sujet du jour. Encore que…
Le transhumanisme part d’une visée totalisante, qui prétend à l’exhaustivité : apprivoiser la mort par la science et les techniques dérivées. Qui peut y souscrire sous peine d’une grande transformation de l’homme par la machine. D’une mutation, aussi. Certes, depuis que le monde est monde dit civilisé, que de transformations, de progrès, d’avancées considérables, pour réduire la pauvreté, procurer une affiliation sociale par le travail, mettre la culture au service de plus de gens, maitriser les catastrophes naturelles, bâtir des villes, circuler librement…et aussi allonger la vie. C’est sur ce dernier point que je ferai une ponctuation. Allonger la vie c’est donner de la vie à la vie en permettant à l’homme et à la femme de vivre de mieux en mieux. A ce niveau se situe la thérapeutique médicale et d’autres cliniques, notamment psychanalytique. Certains diront que c’est la borne éthique, le socle de loi, qui rend le transhumanisme acceptable. Cette appellation ne me sied pas complètement, mais j’accepte l’augure d’un savoir clinique qui aide à exister mais non à convertir, qui rend lucide sans numériser et qui emprunte à l’amour plus qu’aux addictions scientifico-virtuelles.
Je vous souhaite
À cette ponctuation, j’ajouterai ce souhait du poète : « Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns. Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer et d’oublier ce qu’il faut oublier. Je vous souhaite des passions, je vous souhaite des silences. Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil et des rêves d’enfants. Je vous souhaite de respecter les différences des autres, par ce que la mixité et la valeur de chacun sont souvent à découvrir. Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque. Je vous souhaite enfin de ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie, à l’amour, car la vie est une magnifique aventure et nul de raisonnable ne doit y renoncer sans livrer une rude bataille. Je vous souhaite surtout d’être vous, fier de l’être et heureux, car le bonheur est notre destin véritable[1]. Un témoignage de Jacques Brel, Europe1, 1988.
Les mots clés du poète : rêves, aimer, silences, différences, autres, indifférence, destin, aventure, bonheur, vie, désir… qui oserait en faire une déclinaison transhumaniste. Ces mots constituent les paroles pleines du discours humaniste, d’un « humanisme authentique » (Bruno Bettelheim). Leur résonance enchante le monde dans lequel nous vivons. À les assourdir par la science, la religion ou la politique, la civilisation serait submergée par la barbarie. En ce lieu, où un grand médecin Jean Baptiste Charcot fut un premier maître du fondateur de la psychanalyse, il nous revient aujourd’hui de mettre en question le transhumanisme dans ses avancées thérapeutiques et dans ses appréhensions scientifiques et techniques.
Je n’ai rien dit du sentiment de toute puissance véhiculé par le transhumanisme, dans le contexte d’une société performante, et que nous pourrions questionner sans entrave si ce que je viens de dire vous paraît mériter un prolongement durant cette journée. Aussi et pour conclure, je dirai : il s’agit de distinguer entre manipulations à rejeter et thérapeutiques à considérer, en privilégiant d’un même mouvement les savoirs et les humanités. En ce qui concerne les thérapeutiques, dés lors qu’elles augmentent les capacités physiques de l’individu, par exemple en l’aidant à se porter mieux par une prévention sanitaire de bon et juste aloi, en diminuant l’effort physique et la pénibilité au travail, en interférant sur les souffrances psychiques pour les amoindrir. Bref, tout ce qui améliore la condition de l’individu en société doit être recherché et mis en place sous assise clinique. Mais au-delà, tout ce qui s’apparente à un totalitarisme comportemental, domestiquant la psyché et les neurones, doit être évacué et même surveillé juridiquement. Passer du sapiens au post sapiens a toujours germé dans l’imagination des hommes pour concilier le rêve à la réalité. De cette mission impossible, gardons-nous et restons vigilants !
[1] Publié dans La vie augmentée, comment la psychanalyse change une vie, Sabine Calligari, Albin-Michel 2017.