Camille Laura Villet nous livre un aperçu d’un important travail de réflexion (en voie d’édition) sur la puissance et l’abstraction de l’art des ultra-contemporains
Au départ de cet essai, il y a l’abstraction… c’est-à-dire d’abord, pour moi, une tentative effrénée de fuir mon corps dans une sorte de mystique déboussolée que bridait l’harassant travail du concept auquel mes études de philosophie m’enjoignaient.
« Les femmes veulent Dieu », m’assura, un jour, un ami, à qui je disais que les hommes cherchaient toujours une femme, La femme, qui incarnait leur fantasme, et à qui je finissais par demander : « Et les femmes que veulent-elles ? » La réponse lui semblait évidente. Elle avait pourtant embarrassé Freud… parce que ce n’est pas vrai : les femmes ne veulent pas seulement Dieu.
S’il en allait autrement, nous ne jouerions que de mirages sur le fil du négatif. À Dieu, les femmes veulent aussi pouvoir donner un visage… elles veulent l’homme. Et si elles ne le veulent pas, ma foi, je crois bien que c’est foutu.
Je cherchais la vérité, le visage de mon Autre, celui qui me correspondait, celui qui appelait mon désir. Je crus bon de défaire les images, toutes les images et de ne m’arrêter à aucun visage. Seul le tableau tenait bon. Par tableau, je n’entendais pas une œuvre particulière, quelle qu’elle fut. J’entendais le plan et sa négation nécessaire à l’avènement du monde. C’était excessif. Ainsi, pourtant, me fut donnée l’abstraction, sous la forme d’un geste iconoclaste et transgressif.
L’abstraction traficote forcément avec la jouissance. Et là, il faut se méfier, se méfier de soi-même s’entend. Il est tellement facile de se leurrer. La question n’est pas de proscrire la jouissance, ni de l’encourager, mais de faire advenir ce qui réjouit l’âme.
Je ne distinguais pas alors – je ne le distingue toujours pas – ce que j’entends par Je et ce que j’entends par Dieu. Ce qui m’obsédait, c’était la schize, la fente, le Phallus mais en tant qu’il manque. J’aimais passionnément le zip des tableaux de Barnett Newman, qu’un type ait pu recouvrir une toile d’une seule couleur et oser la scander d’une ligne verticale. Ça s’annonçait néanmoins compliqué : bâtir sa vie sur la castration d’Ouranos, sans cesse revenir à cet instant fatidique où le monde se schize et se livre au visible, par l’entremise de l’espace et du temps. J’étais en train de faire de la serpe tranchante tendue par Gaïa à son fils Cronos une obsession mentale.
Je bloquais. Quoi ? Où ? Comment ? Il fallut un choc. Retrouver l’abstraction mais par le corps… la sensation… et le cortège des images… des vraies images, eikones, nous dit Platon. L’icône, bien sûr, appartient à l’art religieux. Mais une œuvre d’art s’y apparente – elle devient iconique – quand se dérobant à tout effet de réalité elle délivre un accès au réel, c’est-à-dire au corps sentant. Je ne pense pas qu’il y ait un au-delà de la toile, un arrière-monde où l’artiste irait puiser son inspiration. Il est des œuvres, en revanche, qui rappellent à cette différence où germe la pensée. Elles semblent marquées par une soustraction, un manque… une blessure… Ainsi va le chien galeux de Giacometti. Et c’est bien sûr la blessure de l’artiste que la bête transporte à travers les années… la blessure humaine. Il est un seuil d’intensité où le singulier rejoint l’universel.
Le phoque de Brancusi
À l’époque, à l’instant du choc, je parcourrais régulièrement la collection permanente du Musée d’Art Moderne. J’y refis connaissance avec Brancusi, Duchamp et tous les autres, je veux dire, les Américains aussi. Le Centre Pompidou possède notamment un magnifique Rothko. Je restais, un jour, un long moment devant le phoque de marbre gris de Brancusi. Il n’était pas alors dans l’atelier mais exposé à l’étage, au milieu de la collection. Le sculpteur roumain avait réussi une forme qui ne copiait pas l’animal, qui l’évoquait seulement. Jouant sur l’équilibre de l’ensemble, il était parvenu à suggérer un phoque sur le point de se jeter à la mer. Il avait intégré, dans le marbre, un imperceptible mouvement de bascule et c’est ce mouvement qui nous permettait, à nous spectateurs, de savoir aussitôt qu’il s’agissait d’un phoque. Ce n’était pas la forme qui permettait d’identifier l’animal. C’était le mouvement que le sculpteur avait inscrit dans le marbre… ou que le marbre contenait, en puissance, et que le sculpteur avait, par un travail d’abstraction s’apparentant à une extraction, révélé. L’essence n’était pas statique. Elle ne relevait pas d’une forme pré-donnée. Elle relevait d’une impulsion qui avait son origine dans l’acte créateur et se prolongeait jusqu’à nous spectateurs. C’était de la pensée – de l’intelligence vivante – que rendait effective une double activation : l’acte créateur d’une part, la réception créatrice d’autre part. Je lus alors les actes du Procès qu’intenta Brancusi contre les États-Unis en 1927.
« Le Périple de Dionysos » s’écrivait déjà à l’intérieur de moi, mais sans que je le sache encore. Je compris en effet à la lecture de ces actes qui, à première vue, réjouissent puisque le sculpteur, tel David contre Goliath, l’emporte contre les États-Unis, que cette victoire de l’abstraction scellait, en réalité, son incompréhension et donc sa défaite. Les juges, en estampillant l’Oiseau dans l’espace, qui servait de pièce à conviction, « objet d’art moderne », avaient substitué au processus de libre reconnaissance – et d’activation réciproque – un label qui servirait bientôt de garantie aux spéculateurs zélés d’un marché de l’art alors encore balbutiant. Les États-Unis, l’air de rien, jetaient les bases de leur domination.
Trahison ? J’avais été attirée par l’abstraction pour échapper à mon corps, pour échapper, surtout, au fatras psychologique ainsi qu’au magma pulsionnel dans lequel je m’enlisais. Humain, trop humain, disait Nietzsche. Ma quête était celle d’une trame secrète que ceux que j’appelle les ultramodernes (par opposition aux postmodernes) ou les ultra-contemporains, parce qu’ils outrepassent l’actualité du temps, avaient à cœur de nous offrir. Je recherchais, dans l’objet d’art, l’outre-sujet, le poète, l’Autre, le Logos. En fait l’instance créatrice, « poïétique », disent les Grecs, à partir de laquelle l’être s’individualise en un sujet en même temps qu’il se libère. Le verdict du procès mettait l’oiseau en cage et sapait toute espérance. Victoire insensée de la technique et de l’esprit de comptabilité.
Une porte s’était pourtant ouverte pour la venue d’êtres libres. Nous n’en avions pas franchi le seuil. Aussi le chemin auquel elle donnait accès était-il resté caché, soustrait à la fréquentation. Nous nous étions emparé du sublime, lequel, entre nos mains, s’était aussitôt pétrifié. Et jetés dans la consommation. Nous avions continué sur notre lancée deux fois millénaire, encouragés par les récents progrès de la science et de l’industrie. La porte s’était refermée sur la promesse des ultra-contemporains au profit de gains plus évidents.
La façon dont les États-Unis considéraient les objets en vue de leur propre croissance laissait accroire à une libération psychologique et métaphysique dont l’héritage semblait écraser l’Europe. Ils donnaient l’impression de déployer une nouvelle manière de penser et d’envisager le monde. Ce qui séduit Duchamp lorsqu’en 1915 il décida de quitter un Paris déserté pour New York. Mais ce n’était qu’un leurre. Il n’y avait rien de nouveau. La source métaphysique de la pensée occidentale était seulement confisquée et le sujet invité à souscrire à son propre effacement.
La colonisation US
Au cœur de la Mitteleuropa, étaient nées la psychanalyse et la relativité. Le sujet de l’inconscient en même temps que celui d’un autre espace-temps. J’y vois les prémisses de l’ultra-contemporain, les conséquences directes de la mort de Dieu. Mais ce qui est à relever est trop lourd. Nous ne pouvons pas assumer le poids d’un ciel intérieur. Nietzsche lui-même ne s’en est pas relevé. Ici apert la tentation du nihilisme et du matérialisme. Les abstraits et les surréalistes, en se risquant à cette assomption, osèrent une percée. C’était des artistes, des excentriques. Les gens sérieux s’en sont prémunis, par précaution. Freud comme Einstein furent récupérés. Tout comme les expressionnistes abstraits, au profit de la propagande culturelle américaine. Il fallait coloniser l’Europe… le monde.
Je ne pense pas pour autant que les États-Unis soient responsables de la crise du sujet occidental. Ils ne sont, à mes yeux, que les illustres représentants d’un déni qu’il nous incombe de reconnaître. L’homme ne veut pas regarder sa blessure et se recevoir. Nos vies se poursuivent, œdipiennes et tragiques ; tyranniques et folles. Nous refusons de voir.
Notre entendement nous fait apparaître comme sérieux le calculable, le rationnel, ce qui se tient à disposition, là sous la main, ce que nous nommons le tangible. Nous ne voyons pas que c’est là la source du fascisme, la manière dont, aujourd’hui, il se déporte dans l’économie et continue de nous anéantir. Hannah Arendt salue la révolution américaine, la seule qui, à ses yeux, ait réussi. Bien sûr, elle voit en l’Amérique la terre d’accueil. Sa projection, légitime, lui voile cependant la réalité : ce qu’elle prend pour une victoire de la mutualité n’est en rien celle d’individus qui auraient en partage l’Infini mais celle de ceux qui se partagent les richesses prétendument infinies d’une terre dont la frontière, pendant longtemps n’a cessé d’être repoussée plus à l’ouest. Logique d’expansion.
L’Amérique fait rêver. Elle incarne un fantasme, le lieu d’une liberté positive, ce qui rigoureusement est impensable. La liberté suppose un combat individuel, la négativité, comme aurait dit Hegel. Un État peut, au mieux, protéger, par le soin qu’il porte à la culture et à l’éducation ainsi qu’à la justice, le goût de même que les aptitudes de ses citoyens pour ce combat. Mais les États-Unis, qui ont longtemps grandi dans l’ombre de l’Europe, aspirent, au tournant des XIXe et XXe siècles, à dominer le monde. Si la Première Guerre Mondiale consacre l’industrie, la Seconde consacre la Pax Americana et son modèle économique. S’opposent alors, mais sans que les choses puissent être d’emblée nommées, d’une part ceux qui, s’appropriant les ressorts de croissance développés par les États-Unis, sont aujourd’hui devenus les hyper riches, d’autre part, les ultra-contemporains.
Ces derniers convoitaient le plan surréel d’une entrée en correspondance des âmes.
Un livre n’est pas écrit, un tableau n’est pas peint, une sculpture n’est pas sculptée.
Est-ce à dire qu’ils ne peuvent être que parlés, inlassablement, infiniment ?
Le Phoque de Brancusi, pas plus que La Roue de bicyclette de Duchamp ou qu’Un soulier bleu renversé à deux talons, sous une voûte noire de Jean Arp ne sont des objets du monde… ils n’appartiennent pas au marché. Ils ne peuvent être consommés. Si leur cote flambe au profit du monstre industriel, technologique ou financier, sachons que ne se consume ni le phoque ni la roue ni le soulier mais un amas de matière inerte dont le ventre se repait.
« L’art est un miroir où chacun voit ce qu’il pense, » avait un jour écrit Brancusi. L’art n’est jamais le produit d’une pensée, un effet de la conscience. Il témoigne de la capacité dont dispose la pensée à produire un objet singulier et à libérer une conscience en la sortant de la gangue de son Moi.
Les hommes cherchent La femme qui incarnerait leur fantasme mais qui n’existe pas. Les femmes espèrent Dieu… Ne faudrait-il pas mieux dire que le masculin cherche le féminin, la matrice où viendrait se réfracter son fantasme et le féminin, certes Dieu… mais plus humblement l’homme qui se connaît ? En un visage, la trace effective d’une entrée en intelligence ?
Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons que nous déprendre de la matière et c’est là, contradictoirement, ressusciter le corps. Je procède sur le fil du négatif. Je ne le sais pas. Mon corps lui le sait. En un lieu dont témoigne l’œuvre, je deviens ce fil, mon corps, l’Autre… mon désir… ce périple de Dionysos au gré duquel ma conscience s’éveille, et le poète.
Dionysos, le premier comme le second, celui que dépècent les titans comme celui que foudroie Zeus, alors qu’il n’est encore qu’un fœtus dans le ventre de Sémélé, symbolise la dispersion et l’ivresse. Nous oublions d’apercevoir qu’il est aussi le dieu de la récollection, celui que l’on dit trois fois né. Nietzsche lui associe Apollon. Il faut en effet que soit posé le cadre puissant de la belle apparence avant que ne le traverse et l’exauce le flux de Dionysos… La promesse des ultramodernes repose sur 2 500 ans d’histoire et la victoire du sujet. Le sujet moderne, entendons l’égo cartésien, comme socle de la connaissance, existe bel et bien. C’est pourquoi nous pouvons le renverser. Et les bacchantes dansant avec leurs thyrses laissent poindre, en filigrane de l’apparence, mêlé à elle, le corps vivant, le Je, le dieu… l’instance décisive à partir de laquelle un sujet peint, écrit, sculpte… aime.
Camille Laura Villet