Le désir vient de la vie et il va à la vie. Je crois qu’il contient beaucoup plus que ce que les pratiques du sexe le limitent à érotiser. Le désir est une demande de plaisir mais le désir et le plaisir, s’ils sont intimement liés, ne peuvent pas se délier de leur environnement : la société où nous vivons. Se pencher sur les rapports du désir avec son milieu à la fois masculin et féminin, c’est réfléchir à une écologie du désir et à la libération d’un langage apte à préserver les poussées irrépressibles de l’émerveillement d’aimer.
Freud : « C’est l’amour seul qui a agi comme facteur de civilisation, dans le sens d’un passage de l’égoïsme à l’altruisme1. » Or, c’est l’origine de cet amour qu’il nous appartient de rechercher dans le trou du langage, là où, préverbale, la langue prend corps. C’est le passage qu’il faut suivre, en sens inverse du désir, en régressant du phallique à l’intra-utérin, pour permettre à la parole de retrouver sa mémoire de la cavité archaïque et à la chair de dire intégralement la vie, sexuée.
Récemment, à la télévision, une préhistorienne, invitée à l’émission de Taddeï2 à présenter son livre, exposait les dernières découvertes et hypothèses anthropologiques : les femmes, au départ, étaient aussi grandes et corpulentes que les hommes. Il y avait peu de différence physique entre les hommes et les femmes. Elles participaient à la chasse. Mais les hommes ont dominé les femmes par la guerre et par la violence. Ils les ont maltraitées, les ont privées de nourriture. A cause de ces mauvais traitements, elles on rapetissé et elles qui, grâce à leur bassin large, à leur musculature et à leur grand taille, avaient accouché facilement, se sont mises à souffrir en accouchant parce que leur corps avait rétréci. Endurantes, les femmes ont désiré des hommes qui, pourtant, tout au long de l’Histoire, se sont montrés si restrictifs à leur égard.
Relisons Aristote3 : « La femelle est comme un mâle infirme. » « Sont plus belles également les vertus et les actions des êtres naturellement meilleurs, par exemple, celles d’un homme par rapport à celles d’une femme. » « Toujours, la femelle procure la matière, le mâle, ce qui façonne. » Relisons la Genèse4 : « Dieu dit à la femme : tu seras avide de ton homme et lui te dominera. » L’Evangile selon saint Jean : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. » Jean : « Au commencement.. le verbe était Dieu. » Jean : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. » Détachée de la chair, la spiritualité judéo-chrétienne établit la supériorité du verbe qui infériorise le corps. Aujourd’hui, le désir féminin aspire à s’exprimer dans un langage qui ne soit plus dissocié, qui ne morcelle plus en deux éléments opposés et inégaux l’unité vivante : notre humanité, corps et âme. Cette vie humaine dont « la terre de naissance est un corps de femme », comme l’écrit Antoinette Fouque dans sa Féminologie5. La survalorisation du phallus a transmis le logos et construit un discours sarcophage d’une langue morte-vivante. Le sociologue Alain Touraine6 reconnaît que « la domination masculine est d’abord sociale ». Le patricentrisme originel se retrouve dans l’androcentrisme reproché à Freud selon qui « la libido est toujours d’essence masculine ». Apparemment fidèle aux influences du monothéisme et de la philosophie grecque, Philippe Sollers7 dans son livre d’entretiens avec Franck Nouchy reprend la croyance ancestrale et affirme : « Le seul vrai roman est le mouvement de l’Esprit, rien d’autre. » Les femmes elles-mêmes parlent encore une langue empruntée aux hommes. Françoise Dolto en est un exemple flagrant : « Le moi des femmes est la plupart du temps plus faible que celui des hommes et contribuerait à expliquer pourquoi leur surmoi est rudimentaire. » « D’où la grande facilité avec laquelle les femmes s’adaptent, à l’âge adulte, à un milieu bien différent de celui qui a été le leur et sans souffrir arrivent à s’identifier à l’image à laquelle celui qu’elles aiment leur demande de ressembler8. »
Mais la civilisation misogyne a vieilli. La modernité remet en question l’ordre patriarcal. En notre troisième millénaire qu’il qualifie de « période… d’unisexe prononcé.. » Philippe Sollers pose le problème : « Nous sommes entrés dans le monde de la souveraineté de la technique. Pour la première fois la reproduction peut se passer de l’acte sexuel… » Il ajoute : « Autre événement majeur : la diminution significative, en quantité et en qualité, du sperme masculin. » Sollers déduit la conséquence de cette situation inédite : « Une séparation très nette entre le géniteur et ce qu’on aura appelé le père. On connaît bien cette symbolique très puissante du père : Au nom du père, du Fils et du Saint-Esprit. Dorénavant, le père n’est pas forcement le géniteur et le géniteur n’est pas forcement le père. Il s’ensuit évidemment une crise intense de la fonction symbolique. » Dans une interview, le romancier Dan Brown évoque les autres problèmes contemporains : l’extinction des espèces, le réchauffement climatique, la prolifération des armes nucléaires et biologiques et déclare : « On a tous des raisons d’avoir peur9. »
Les écrivains ne sont pas les seuls à s’angoisser. Les scientifiques s’alarment. Dans une lettre ouverte publiée par la Future of Life Institute, des sommités scientifiques dont le physicien Stephen Hawking10 mettent en garde : « Le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine. » Les chercheurs en neurosciences observent : « Rester le nez sur son smartphone présente des dangers neurologiques. » L’Unicef avertit : « 300 millions d’enfants respirent un air toxique. » Les scientifiques lancent clairement l’alerte : « Le vivant est en train de régresser massivement… Cette extinction à terme nous menacera nous-mêmes11. » Leur constat : 58 % pour cent des animaux sauvages on disparu en quarante ans. Il y a deux fois moins d’animaux vertébrés qu’il y a quarante ans, sur la planète.
De leur côté, les universitaires déplorent une crise dans les humanités : les étudiants se détournent de la littérature, de la philosophie et de l’histoire.
La civilisation est en mutation. Comme si l’homme changeait de nature. Une chronique du journal Le Monde12 dénonce « la dilution de la notion de réalité factuelle » et rapporte que « les spécialistes d’Internet parlent, depuis 2004, d’un âge « post-factuel » où les faits comptent moins que les convictions ». « D’où des mensonges sans conséquence. » Le chroniqueur du Monde constate que « le mensonge est devenu une manière de communiquer » et que « nous sommes dans un environnement médiatique ou les mots n’ont pas d’importance ».
Ce changement de culture décrédibilise le logos créateur. Résultat : le désir va mal13. Au Japon, révèle un magazine télévisé, les hommes préféreraient les relations virtuelles, et pour les jeunes Japonaises, « coucher avec son partenaire serait devenu ennuyeux ». Ce qui ne change pas, c’est la guerre, de plus en plus technologiquement destructrice. L’éditorial du Monde du 25 novembre 2016 titre : « Le Martyre d’Alep ». « Le crime de guerre est devenu la norme, à peu près toléré par tout le monde, hors quelques belles âmes de droit-de-l’hommiste. » Le philosophe américain Jesse Glenn Gray, soldat pendant la Deuxième Guerre mondiale, témoignait dans ses réflexions sur le combat : « A moins que nous ne trouvions le moyen de changer le cœur des hommes, il y a semble-t-il peu de chances que cesse leur amour de la violence destructrice14. » Mais il soulignait : « Une légère modification de la conscience suffirait à les détourner pour toujours de la destruction. »
Le nouvel âge qui se prépare peut-il modifier la conscience ? Le transhumanisme a pour ambition d’inventer un homme perfectionné par l’hybridation avec la machine. La technomédecine et l’ingénierie génétique croient pouvoir en finir avec la mort. Quoiqu’en rupture avec la passé, l’homme actuel, athée ou religieux, se projette plus que jamais en Dieu. A la vie réelle, il substitue aujourd’hui une vie virtuelle, inconsciemment héritée de l’ancienne opposition mythique entre la vie mortelle née du corps de la mère et la vie éternelle née de l’esprit du père. Eliminant radicalement du champ symbolique la part femelle, l’idéologie de l’artificialité de la vie prend le risque d’entraîner les humains dans un humanicide dont serait responsable non pas l’homme mais ce qu’il serait devenu : un homme-robot, à force d’avoir fait taire la voix matricielle dont il est issu et qui nous rappelle notre identité charnelle.
Face au danger de déshumanisation, le désir se transforme en mission sur le terrain d’action qu’est le langage. Concevons la matière symbolique pour que les mots formateurs d’idées et de fantasmes soient enceints de la chair réelle. Travaillons à élaborer une parole qui réponde au besoin pulsionnel d’entrer en contact sensoriel avec les signes et d’en extraire verbalement la vie qui donne le jour. Au-delà de la dualité signifié-signifiant, signifions la Vie. Ne renonçons pas à délivrer de l’incomplétude, le désir.
- Freud OCFP, tome X, PUF.
- Emission de Taddeï « Télévision », décembre 2016.
- La Génération des animaux, Œuvres complètes, Flammarion.
- La Bible traduction œcuménique, Livre de Poche, 2016.
- Antoinette Fouque, Femmenologue, Editions des Femmes Antoinette Fouque.
- Le corps des Femmes, Alain Touraine, Ouvrage collectif, Premier environnement de l’être humain, COP21, Editions Antoinette Fouque.
- Philippe Sollers et Frank Nouchy, entretiens.
- Françoise Dolto. Psychanalyse et Pédiatrie, Le Seuil Point.
- Paris Match, 10-16 novembre 2016. Interview par Christine Hass.
- Cité par Natacha Polony, Bienvenue dans le Pire des Mondes, 2016, Plon.
- Télérama, 2016.
- Chronique du Monde, Alain Frachon, 25 novembre 2016.
- Bernard de la Villardière.
14) Jesse Glenn Gray, Au Combat, Réflexions sur les Hommes à la Guerre, préface par Hannah Arendt, Tallandier.
Chantal Chawaf