D’innombrables choses ont été dites et écrites quant aux deux icônes qui sont à l’origine de la pensée occidentale : celle du philosophe et celle de la servante. Tout acte de naissance, pourrait-on dire, a sa mise en scène. En effet, on ne comprendrait rien de la structure et des destins de la pensée occidentale, ni naturellement de ce destin « particulier» de la femme à l’intérieur de cette tradition, si on n’analysait pas la scène qui a comme protagonistes le philosophe Thalès et sa servante de Thrace.
La scène est bien connue : en regardant les étoiles – métaphore qui fait allusion aux choses importantes, non évidentes, éternelles – le philosophe Thalès tombe dans un puits. A ses côtés, il y a sa servante de Thrace, une femme sans nom – donc sans identité –, Thrace – donc barbare, sauvage –, qui éclate de rire, et ici le rire est précisément le strictement « sensible », ce qui est lâche, corporel, désordonné, contingent, opposé à l’« intelligible » : les étoiles observées par le philosophe. Il n’y a pas de meilleure image pour montrer dans quel dispositif signifiant est pensé l’acte de naissance de la différence masculin/féminin encore si fortement actuelle : il s’agit de l’histoire de l’Occident, qui est avant tout une histoire de séparation, où est tracée la vie de l’idéalité qui cherche l’éternité sans matière, la vie éternelle du modèle absolu, de la conservation infinie de la bonne forme, d’où dérivent par soustraction et différence la réalité sensible, le désordre du corps, la bassesse de la matière-matrice, qui est mère, élément féminin. Que le chaos, le désordre, l’anormal, mais aussi le sensible, l’indéductible soient solidaires de la femme, alors que la permanence, l’ordre, l’organisation, la loi, se trouvent du côté de l’homme, cela ne serait que le résultat d’une opération discriminante où Logos et Physis s’opposent en se distinguant, de la même manière dont s’opposent le modèle, dont l’homme est porteur, et la matière, dont la femme est dépositaire. C’est ce que relève candidement Aristote lorsqu’il écrit : « Toujours la femelle donne la matière, et le mâle fournit le principe créateur. » Ce qui veut dire que le père informe et la mère matérialise. Il y a une filiation formelle sans contribution physiologique à la reproduction, celle du père, et une filiation matérielle, seulement physiologique, qui ne nécessite pas la transmission de la forme, ou eîdos, celle de la mère.
Tout se passe comme si le signe « homme », dans sa prétendue universalité et complétude, n’avait aucune origine, aucune naissance, aucune limite matérielle, historique, culturelle : tout simplement, il domine, selon cette opération de la maîtrise qui consiste bien, écrit Hegel, à « montrer que l’on est attaché à aucun être-là déterminé ». La logique de l’universalité et de l’Un n’admet pas d’interlocuteur ni de désaccord, le logos ne tolère pas de pluriel. C’est pour cela que le corps, soumis au joug de l’Idée, sera appelé à témoigner pour autre, en recevant d’« ailleurs » un sens qu’il ne possède pas en propre. Sous ce joug les corps se replient et font taire leurs rires, s’autorisant au mieux des sourires de politesse. Mais peut-être qu’en sourdine et comme aux marges de la scène de l’« Esprit », elle, la servante, n’a jamais cessé de rire de cette grande mascarade. D’ailleurs, qu’est-ce que l’histoire de l’Occident sinon un langage de séparation qui, en relevant physis, la nature, de son expression originaire, sans règle, sans fin, lieu de la contingence, à la fois la supprime, la conserve et la dépasse en la faisant apparaître par le truchement de l’Idée, et par cela la résout intégralement dans la transcendance d’un équivalent général qui la codifie, en l’obligeant à tenir un discours qui ne vient pas d’elle ?
C’est d’ailleurs au nom de cette logique des frontières, des confins, mais aussi de la mise au ban, de la déportation et de la relégation philosophique, dont la valence politico-institutionnelle est indéniable, que la femme a été traditionnellement conçue comme l’autre, le deuxième sexe, et à ce titre comme celle qui accueille les représentations produites par l’homme à son sujet. Identifiée à son corps, qui nourrit et produit, elle devient nature, c’est-à-dire l’opposé de culture, elle devient dispensatrice de biens et de maux : Marie ou Eve, Déesse mère ou Pandore. Sujette à toute sorte de projection hallucinatoire, elle ne tardera pas à représenter pour le philosophe ce problème sans solution, le plus scabreux et effrayant de tous, au point que pour le résoudre, dira Platon dans La République, il vaudrait mieux se jeter à l’eau, en espérant tomber sur un dauphin salvateur qui puisse nous faire sortir de cette aporie paralysante. En effet, que veut la femme ?, se demandait encore Freud, au début des années trente, en avouant avec consternation n’avoir rien compris de la femme et de son désir. Le fait est que ce n’est pas le désir féminin – s’il y en a un – qui est difficile et obscur, mais le sens de cette opération générale par laquelle l’entière existence semble se crisper dans la ponctualité d’une conscience incorporelle, où l’on atteste la primauté absolue de la raison sur le corps, de la valeur sur la matière, du masculin sur le féminin, et où un terme ne devient positif, donc réel, que pour exclure tout simplement l’autre, qui devient son imaginaire négatif. C’est pour cela que, s’il y a une question propre au féminin, propre à l’être femme, à cet être qui porte le nom de « femme », celle-ci ne concerne pas son possible affranchissement au sein de l’opposition des signes, où la réalité devient le féminin qui exorcise dans le masculin son imaginaire. Le thème de la femme, d’ailleurs, ne serait même pas véritablement un « thème », mais plutôt la « trace » d’un mouvement ultérieur et intraitable qui n’est pas dominé par la valeur de la vérité. Il ne serait alors que l’indice d’une question plus générale par laquelle se réalise la dissolution de ces marges et de ces frontières auxquelles est traditionnellement liée en Occident la sémantique du proprium, de la propriété, de l’identité, dont le point d’appui est fourni précisément par la différence masculin/féminin, où se joue à bien voir la première procédure d’entrée de la loi dans l’ordre du signifiant. C’est en effet la société, dominée par la sémantique de l’opposition et de l’appropriation, qui produit les fantasmes de la sexualité, qui marque le corps et l’oblige à jouer l’inscription au pouvoir, à parler une langue que le transcende.
Quand Nietzsche écrivait : « Mulier taceat de muliere », en demandant aux femmes de faire silence sur les femmes, il ne leur demandait rien d’autre que de ne pas se rendre complices des hommes, des métaphysiques, de tous les dogmatiques qui croient en la vérité, c’est-à-dire en la grande fiction de l’Un et donc de l’identité. Mais ceci implique la démystification de la logique binaire ou dialectique qui oppose et sépare le propre et l’étranger, la présence et la non-présence, l’esprit et le corps à qui l’Occident a confié son destin, jusqu’à faire paraître inconsistantes toutes ces opérations par lesquelles même le sexe nous est infligé, devenant un réceptacle de préjugés et de fins normatifs. La différence du corps est peut-être quelque chose de plus et aussi quelque chose de foncièrement différent de ce langage que la sexualité, sous le joug de l’idée, se met à parler. Ni corps anatomique, ni simple identité sociale, avec la question de la « femme » il serait donc question de penser une différence, qui n’est pas l’envers de l’égalité, qui ne signifie pas penser l’opposition ou le dépassement de l’opposition dans la réciprocité d’identités bien structurées, mais qui est penser au-delà de l’identité – explosion du rire comme ce « presque rien » où sombre absolument le sens, faisant échouer la structure de l’exclusion comme fondement de l’ordre.
Chacun sait, d’ailleurs, qu’aucun être n’est relié à un sexe « par nature ». L’ambivalence sexuelle, l’activité et la passivité sont inscrites comme différences dans le corps de chaque sujet, et non comme terme absolu lié à un organe sexuel. Cette altérité, dont on dit souvent que la femme la vit sur sa peau, doit donc être mise en tension avec un autre type d’altérité, celle qui soudainement découvre l’autre, l’absolument autre, hors de portée, comme la loi imposée par la trame du réel en tant qu’extériorité et multiplicité des uniques, au-delà de l’identité et de l’identification. C’est pour ça que la « différence » ne pourra pas évoluer, se jouer au sein d’oppositions métaphysiques données, mais configure une collision entre la totalité de l’Occident et son autre, opération qui exigera en même temps une ré-naturalisation du corps, libéré de la dichotomie nature et culture, et plus généralement de toute une entreprise culturelle : culture de la mise en scène ou de la mise en « monstre », de la démonstration, de la monstruosité productive.
Tout aussi extérieur à la sémantique du sujet qu’à celle de la chose, le corps vivant des hommes et des femmes, le corps vivant de multitudes de plus en plus vastes pressent déjà aux frontières de nos systèmes politiques, juridiques, philosophiques, les obligeant à se transformer en une forme irréductible aux dichotomies qui les ont longtemps connotés. L’issue de ces dynamiques reste encore incertain, du moment qu’il est question de l’écart non banal entre sens et pouvoir, de la possibilité d’accueillir finalement ce « singulier pluriel de l’existence » qui est aussi le seul capable de former une communauté de la différence, habitée d’authentiques et concrètes universalités, au-delà de tout formalisme, là où il s’agit après tout de nous ouvrir à nouveau à notre histoire et à notre désir.
Francesca Salvarezza*
*Psychanalyste
J’étais en train de chercher les références exactes du texte de Platon ( Théétète) où ce dernier ironisait sur l’ignorance par la « servante de Thrace » qui n’a rien compris à Thalès qu’elle prenait pour un doux rêveur , les yeux toujours tournés vers le ciel , au point de finir par tomber dans un puits. C’est là où je tombe sur votre analyse très pertinente de ce moment importante de la philosophie et de la « science occidentale » où la figure de la servante
( femme) joue un rôle important. Très intéressants aussi les prolongements suggérés autour de Hegel et la notion de « maîtrise » ( Herrschaft) intimement liée à la masculinité. Je viens de faire une lecture rapide de votre contribution. Je sauvegarde votre texte , je prendrai plus de temps pour le relire attentivement. Cordialement,
M.Harrache