Une fois encore, l’Histoire bégaie. Depuis l’instauration du multipartisme au Gabon, en 1993, la famille au pouvoir passe en force à chaque élection présidentielle, provoquant protestations et violences. En 2009, Ali Bongo ne fut élu que parce que l’opposition était désunie : à peine 42 % des suffrages exprimés en sa faveur contre un total de 51 % pour ses deux principaux rivaux, André Mba Obam et Pierre Mamboundou. En 2016, l’opposition a retenu la leçon, ses principaux ténors se sont rassemblés sous la bannière de Jean Ping.
La campagne de ce quarteron de septuagénaires, tous issus du sérail, a eu pour ligne de mire la personne d’Ali Bongo, non le système politique dont ils furent partie prenante. La virulence des attaques ad hominem, les supputations concernant ses supposées origines biafraises, confortées par les allégations de Pierre Péan dans Nouvelles affaires africaines, les rumeurs sur son homosexualité ont entretenu un climat délétère. Dans ce contexte, l’opposition, si l’on met à part les « petits » candidats qui n’ont glané que quelques milliers de voix, ne propose aucune alternative, ni idéologique, ni programmatique, pour la simple raison qu’elle est sous la houlette d’ex-caciques du PDG (Parti démocratique gabonais) qui, des années durant, sinon des décennies, ont fait partie du système. Et pour certains de la famille. On a assez dit que Jean Ping et Ali Bongo étaient beaux-frères ; en débrouillant l’écheveau des liaisons familiales, on découvre une nébuleuse complexe. Omar Bongo a eu de multiples maîtresses, plus de cinquante enfants reconnus auxquels il faut pourvoir. Jadis un des piliers du pouvoir, Zacharie Myboto est passé dans l’opposition quand sa fille Chantal n’eut plus les faveurs du palais. Cousin germain d’Ali Bongo, Léon-Paul Ngoulakia, un temps patron d’un service de renseignements, a claqué la porte du PDG et rejoint Jean Ping. Les réseaux familiaux ne s’arrêtent pas aux frontières. Omar Bongo, ayant épousé en seconde noce Edith Sassou Nguesso, devint de ce fait gendre du président du Congo, inaugurant une série de mariages croisés entre le gratin de la classe politique de Libreville et Brazzaville. Les affaires de famille, les allégeances et les jalousies, les ambitions et les haines rentrées infusent la politique. Le fait que la présidente de la Cour constitutionnelle, Marie-Madeleine Mborantsuo, ait eu deux enfants d’Omar Bongo, nourrit la suspicion quant à sa neutralité.
Les rivalités personnelles ont constitué la trame d’une compétition électorale, dont les principaux leaders de l’opposition sont tous des transfuges du Parti démocratique gabonais jadis fondé par Omar Bongo. Dans un vote encore largement ethno-régional ces derniers ont additionné l’électorat fang de la province du nord, le Woleu-Ntem, et celui des cinq provinces de l’ouest du pays (groupes Myéné, Pounou notamment). Les deux grandes villes, Libreville et Port-Gentil, ont massivement voté pour Jean Ping. Seules les trois provinces de l’Est ont donné leurs voix à Ali Bongo, principalement le Haut-Ogooué, bastion des Téké-Obamba, racines de la famille Bongo. C’est dans cette province que se trouve la clé du tour de passe-passe qui a fait basculer le scrutin en faveur d’Ali. Personne n’est dupe : taux de participation déclaré de près de 100 % des inscrits et 95 % des voix en faveur du fils du pays. Outre l’invraisemblance de ces résultats (ce qui explique le refus catégorique du pouvoir de procéder à un recomptage des bulletins par bureau de vote et le réexamen des procès-verbaux), l’élection est faussée par une surestimation du poids démographique de la province du Haut-Ogooué. Entre les recensements de 1993 et de 2013, sa population aurait augmenté de 140 %, soit trois fois plus que les autres provinces, à l’exception de l’Estuaire dont la croissance (93 %) s’explique par l’attractivité de Libreville. Le Haut-Ogooué a certes accueilli des Congolais qui y trouvèrent refuge lors des guerres civiles des années 1990, mais ces arrivées ne peuvent à elles seules rendre compte de l’exception démographique de la province de la dynastie Bongo. L’addition du gonflement des listes électorales et du tripatouillage des résultats a fourni les quelques milliers de voix qui manquaient à Ali Bongo pour l’emporter dans un scrutin serré.
Comme à chaque élection, la frustration des opposants a été grande et a donné lieu à des déchaînements de violence, la jeunesse urbaine profitant de l’occasion pour piller et casser. En 2009, Port-Gentil, en 2016 Libreville ont été tour à tour l’épicentre des manifestations et des heurts avec les forces armées, police, gendarmerie, forces spéciales, efficacement contrôlées par Ali Bongo qui fut dix ans durant ministre de la Défense de son père. Pour prévenir de nouvelles violences lors de la proclamation des résultats définitifs par la Cour constitutionnelle confirmant la victoire d’Ali Bongo, la capitale gabonaise a été quadrillée par un déploiement exceptionnel de la force armée. Jean Ping continue à protester contre ce « déni de démocratie » et appelle ses partisans à rester vigilants et mobilisés. Mais il s’agit plus d’une posture politique, dans la tradition récurrente des protestations contre l’imposture électorale que d’un appel à la résistance. Les jeux sont faits. La force l’a emporté sur le droit, départageant deux adversaires ayant recueilli sensiblement le même nombre de voix. Le vainqueur appelle désormais au « dialogue politique ». Comme d’habitude, les tractations ont commencé en coulisse pour « débaucher » des opposants à défaut de pouvoir constituer un gouvernement d’union nationale. Le pays sort divisé d’une crise politique entretenue par des élites qui se combattent aux seules fins d’assouvir des ambitions personnelles, d’accéder au graal du pouvoir et de son corolaire, la richesse.
Le petit peuple, quant à lui, gens des villes pour la plupart dans un pays urbanisé à 80 %, sait pertinemment qu’il s’agit d’une histoire de famille. Jean Ping ne propose pas de politique alternative. « Bonnet blanc et blanc bonnet », disait-on en d’autre temps et d’autre lieu. Quand le seul mot d’ordre de l’opposition se résume en litanie rituelle, « Bongo doit partir » que pourrait apporter l’alternance, sinon une redistribution des cartes de ce Monopoly politique qui ne cesse de se jouer dans l’entre-soi d’une caste qui, au fil des ans, a monopolisé le pouvoir et accaparé les ressources nationales, jusqu’aux excès des « biens mal acquis » ? Ping-pong politique à mille lieues des préoccupations d’une population aspirant avant tout à assurer le quotidien et revendiquant davantage d’équité.
Reconduit au pouvoir avec une légitimité contestée, Ali Bongo reste confronté aux défis d’une économie rentière pétro-dépendante menacée par la dépression durable des cours du pétrole, et aux défis d’une société aux écarts abyssaux entre une minorité à l’insolente richesse et des citadins dont un nombre croissant vit sous le seuil de pauvreté. Les objectifs d’un « Gabon émergent » à l’horizon 2025 ne manquent pas d’ambition. La diversification amorcée de l’économie, les efforts encore timides mais prometteurs en faveur de l’industrialisation, l’arrivée de nouveaux investisseurs, principalement asiatiques, ouvrent de nouvelles perspectives. Permettront-elles de rompre avec le cercle vicieux rente-redistribution ? C’est une des conditions pour sortir d’un système politique dominé par les affaires de famille, où le recours à la force fausse périodiquement l’expression populaire, où les entorses au droit font le lit de la démocrature. C’est une des conditions d’émergence d’une démocratie moderne.
Roland Pourtier