Dans la plupart des pays européens, l’organisation du transport et de la distribution de l’électricité a connu des évolutions contrastées. La France en constitue un excellent exemple. Les réseaux ont d’abord été réalisés à l’échelle locale, à proximité des lieux où on produisait l’électricité, notamment d’origine hydraulique. L’industrie s’installait là car le prix de l’énergie y était peu élevé. Les premières interconnexions ont été décidées par l’Etat, notamment pour acheminer l’électricité d’origine hydraulique vers Paris. La péréquation territoriale est apparue en 1945, puis nous avons vécu la nationalisation et une intégration verticale permettant des économies d’échelle. Enfin ce fut la libéralisation, avec les directives européennes imposant d’introduire la concurrence là où elle est possible ; dans le même esprit, une séparation parfois excessive a été introduite entre les rôles de producteur, de transporteur et de distributeur.
Des organisations très différentes face à des défis communs
Au fil des années, chaque pays a connu des évolutions directement liées à son histoire, à ses préférences politiques, à ses modèles sociaux, de telle sorte que nous observons aujourd’hui des situations très différentes. Certes, en Allemagne et en France, comme au Benelux, les réseaux de distribution appartiennent aux collectivités. Mais, du fait de la position dominante d’ERDF (alors qu’il y a près de 900 distributeurs en Allemagne), notre système peut paraître très centralisé. Pourtant, ERDF n’est que concessionnaire et les collectivités territoriales concédantes assurent elles-mêmes, sur le réseau basse tension, la maîtrise d’œuvre de certains travaux qui représentent environ 900 millions d’euros par an. Le modèle français est donc plus mixte qu’on ne le pense généralement.
Les tendances actuelles confirment que les futures organisations seront hybrides. Les Belges réfléchissent à la péréquation et à un modèle intercommunal pour homogénéiser les tarifications. Les Allemands ressentent le besoin d’un système impliquant plus de coordination. Les Français font plutôt mouvement dans l’autre sens et la loi donne de plus en plus de pouvoir aux collectivités locales et à leurs émanations. Il serait cependant souhaitable de ne pas abandonner les points forts de notre dispositif actuel : la dimension d’ERDF donne la capacité de mener des grands chantiers, comme le compteur intelligent Linky, et facilite la mobilisation de moyens importants lorsqu’il faut remettre en service des réseaux endommagés par les catastrophes naturelles. Quant à notre bilan économique, il est favorable : pour le consommateur, le coût des réseaux se situe aux environs de 3,5 centimes par kWh, alors qu’en Allemagne, il varie de 4,2 à 8,9 centimes par kWh.
A côté de nombreux inconvénients, la grande hétérogénéité qui existe dans les organisations et les choix des différents Etats membres présente un avantage : l’Union européenne dispose ainsi d’un ensemble d’expériences très diversifiées. Encore faut-il exploiter cette richesse. Ce constat confirme l’importance l’intérêt qu’il y aurait à créer :
– un forum européen des territoires, permettant de partager les expériences réalisées (succès et échecs) et de les exploiter collectivement ;
– un collège de l’Europe de l’énergie, facilitant la structuration et la transmission des connaissances ainsi acquises et contribuant à créer une culture commune.
La création de ces deux organismes figure parmi les propositions du rapport que Michel Derdevet a remis au président de la République. Bien entendu, leur champ de compétence ne doit pas se limiter aux aspects techniques et industriels, mais s’étendre notamment aux questions d’organisation, aux processus de décision et aux pratiques de négociation.
La politique européenne de l’énergie semble aujourd’hui tiraillée entre l’aspiration à une « Union de l’énergie » et le renforcement des souverainismes énergétiques dans les Etats membres. Pourtant, l’ouverture de l’Europe aux énergies renouvelables chaque fois qu’elles sont ou seront compétitives est un objectif unanimement partagé, même si les avis divergent sur la durée de la phase de transition et sur la place que prendra l’énergie nucléaire. Il n’est donc pas inutile de rappeler les conditions qu’il faut réunir pour atteindre cet objectif :
Optimiser soigneusement l’implantation des générateurs par rapport aux gisements et par rapport aux consommations. Il vaut mieux mettre du solaire là où il y a du soleil et des éoliennes là où il y a du vent ; c’est une évidence, mais il n’est pas inutile de la rappeler. Et accessoirement, plus les générateurs se rapprocheront des centres de consommation, plus l’intégration au système sera facile.
Renforcer les réseaux de transport pour mutualiser les conséquences des variations inhérentes aux énergies renouvelables.
Affiner les modèles de prévision des performances des énergies variables pour mieux adapter les outils flexibles qui permettront d’apporter les compléments nécessaires.
Adapter les consommations aux productions en déplaçant les pointes de consommation grâce aux réseaux intelligents et aux tarifs intelligents.
Développer le stockage de l’énergie en commençant par le stockage centralisé par les STEP, technique de pompage-turbinage qui a fait ses preuves depuis plus d’un siècle.
Plusieurs de ces conditions mettent en évidence l’importance des infrastructures énergétiques. On a cru, pendant un certain temps, que la décentralisation des productions d’énergie permettrait de réaliser des économies sur les réseaux. Cette croyance a été démentie car le développement des énergies intermittentes accroît les besoins d’appoint et de secours.
En ce qui concerne le stockage de l’énergie, qui constitue l’un des grands défis des cinq à dix prochaines années, nous devons être très attentifs aux progrès réalisés sur les batteries. Un article tout récent de Mc Kinsey explique que, d’ici à 2020, le prix du kWh de capacité stockée passerait de 350 $ à 150 $. Il y a bien sûr les batteries lithium-ion sur lesquelles s’appuie Tesla, mais il y a aussi d’autres voies, comme l’aluminium ion ou l’hydrogène, qui s’annoncent très intéressantes. Au-delà des questions techniques, fort importantes, il faut aussi réfléchir sur les futurs modes de stockage : décentralisé près des points de consommation ou au contraire recentralisé, commandé par le gestionnaire du réseau ou par le consommateur… On peut noter incidemment que, dans le domaine du stockage décentralisé, notre pays dispose d’un bon terrain d’expérimentation avec ses départements d’outre-mer.
Les trois niveaux : national, local, européen
Le niveau national demeure important car l’Etat définit les normes environnementales et fixe les principes de tarification qui résultent essentiellement de choix politiques et qui traduisent une priorité plus ou moins grande accordée à la solidarité nationale. Citons deux exemples :
La péréquation territoriale est-elle justifiée ? Les régions ont des ressources locales très différentes ; en matière d’énergie, certaines, parmi les plus favorisées, revendiquent une sorte d’autonomie, voire une autarcie complète. Mais, globalement, toutes n’ont pas la même chance vis-à-vis des richesses naturelles. Alors faut-il rechercher un rééquilibrage ou au contraire accepter le développement d’îlots de richesse au milieu d’un océan de relative pauvreté ?
Si certains consommateurs s’attachent à satisfaire leurs besoins avec la production locale et ne se connectent au réseau qu’en secours au moment d’une défaillance, peut-on leur appliquer la même tarification, fondée sur la quantité d’électricité consommée, qu’à celui qui n’a pas la possibilité de produire et de consommer localement ?
Le niveau local prend de plus en plus d’importance. On verra sans doute se développer l’autoconsommation et l’autoproduction. Des consommateurs vont autoproduire, revendre à leurs voisins leur excès de production ou leur acheter en cas de déficit. Les premières expérimentations sont proches (et le gouvernement français pourrait lancer un appel à projets avant la fin de l’année). D’autre part, on peut noter que l’Europe tend à se scinder entre des territoires ruraux désireux d’exploiter leurs ressources locales d’énergie et des territoires urbains de plus en plus consommateurs. Simultanément, il faudra développer les liens entre les métropoles et les territoires périphériques. Ces considérations permettent d’affirmer que les réseaux locaux de distribution joueront un rôle de plus en plus important.
Quant au niveau européen, il est optimal pour réaliser les interconnexions qui permettent d’assurer la permanence du service de fourniture d’électricité, ce qui exige à la fois de lisser les conséquences des variations de la demande et de l’offre et de corriger les effets des pannes et autres accidents. On l’a compris depuis longtemps, ce qui permet de dire que la première Europe fut l’Europe de l’électricité. Mais les interconnections réalisées à ce niveau prennent une importance accrue avec la progression des énergies intermittentes.
Sans nier l’importance du niveau national, on peut en conclure qu’il faut à la fois plus de local et plus d’Europe. Comment y parvenir ? La solution réside dans une mise en œuvre judicieuse de la subsidiarité. Cette notion est très ancienne ; on la trouve chez Aristote, au service des multiples groupes par rapport à la Cité qu’ils forment, et chez Thomas d’Aquin, au service de la personne par rapport à la collectivité à laquelle elle appartient. Le management moderne en a fait une règle : tout échelon s’interdit de réaliser lui-même ce qu’un échelon inférieur pourrait faire avec une efficacité comparable. Mais aujourd’hui, quand on évoque le principe de subsidiarité, on pense surtout à l’Union européenne (UE) et au traité de Lisbonne. Ce principe consiste à réserver uniquement à l’UE ce que les Etats membres ne pourraient effectuer que de manière moins efficace. Dans le choix des investissements concernant les réseaux de distribution et entre les trois niveaux considérés, la règle de subsidiarité pourrait se décliner ainsi :
– ne pas faire à un niveau plus élevé ce qui peut être réalisé avec plus d’efficacité à un niveau plus bas ;
– chercher si on pourrait mieux faire en mutualisant au niveau supérieur.
Bien sûr, l’application est plus difficile que dans la vie d’une entreprise car on ne dispose pas d’un système d’autorité unique et reconnu pour prendre les décisions et les décliner aux différents niveaux d’exécution.
Nous gagnerions aussi beaucoup en mutualisant au niveau de l’UE les décisions relatives à la R&D. Les besoins sont en effet considérables – stockage, transport propre, smarts grids, courant continu, etc. – et les moyens limités. Pourtant, les exemples de duplications ne manquent pas : le parent pauvre en matière de R&D, c’est l’absence de coopération européenne.
La planification des investissements est l’un des aspects les plus complexes de la gouvernance des réseaux de distribution. Quatre axes de réflexion et d’action sont à privilégier pour assurer aux travaux de planification la pérennité nécessaire :
– expliquer clairement les bénéfices attendus de chaque projet ; cette explication doit être d’autant plus loyale que les investissements profiteront à la collectivité globale et non aux riverains ;
– construire une légitimité politique suffisante, démontrer et affirmer l’utilité publique nationale et européenne ;
– indemniser les riverains au titre de servitudes d’intérêt public sans que ce soit le résultat d’un rapport de forces ;
– faire émerger une autorité reconnue en la matière.
Les réseaux de distribution constituent sans doute l’un des domaines où l’Europe manque d’ambition et de réactivité. Quelle que soit leur bannière nationale, il faut que nos entreprises gagnent des parts de marché par rapport aux autres continents. Pour y parvenir, les industriels du secteur devront se présenter avec des technologies de réseaux intelligents et de stockage de l’énergie, d’où l’intérêt de préparer des partenariats avec les entreprises compétentes. Il y a aussi urgence dans la normalisation qui est un outil important pour construire la puissance industrielle car les délais qui nous sont aujourd’hui nécessaires pour mettre une norme en place sont totalement décalés par rapport au temps industriel. On attendrait aussi que des personnalités politiques de premier plan stimulent et expriment l’ambition que l’Europe soit, dans le secteur des réseaux de distribution, une puissance industrielle majeure grâce à l’expertise de ses ingénieurs et à la compétence de ses entreprises.
Claude Liévens