Je voudrais proposer de faire un bref retour sur des aspects qui vont au-delà de la distribution du gaz et de l’électricité. Depuis la Seconde Guerre mondiale, tout le monde savait que l’environnement serait un déterminant durable des problèmes de l’énergie et de son économie. Il y a eu des priorités successives : le smog urbain et les pluies acides transfrontières, les mines de charbon, l’inquiétude croissante pour le climat, les marées noires, les grands accidents nucléaires, le choc pétrolier qui nous a démontré que l’acquisition des ressources allait être un enjeu durable.
On a beaucoup parlé de « séparation », avec trois sens différents (au moins).
On a clarifié ce qu’on demandait aux acteurs principaux, en veillant à séparer des fonctions longtemps confondues, en particulier en France, entre celui qui décide l’utilité publique d’un ouvrage et celui qui le construit.. Et cette évolution a conduit à réaffirmer que les maîtres d’ouvrage ont au premier chef la responsabilité de justifier leurs projets, d’en préciser les avantages et les inconvénients, les impacts économiques et non économiques. Il leur appartient de donner une vision globale de ce qu’on veut faire, d’assurer la présentation et l’interopérabilité de l’ensemble des données et de participer au débat public. C’est une forme qui est bien pratiquée en France depuis 1995 et qu’on retrouve à l’heure actuelle, parfois modernisée.
Pour gérer les risques, dans tous les domaines et notamment en matière sanitaire ou technologique, nous avons compris la nécessité de bien séparer les fonctions d’évaluation et de décision, et d’éviter soigneusement de confondre les responsabilités des uns et des autres. C’est ainsi qu’en France, où la mise en œuvre de ces principes a été progressive, on a créé d’une part l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), d’autre part l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), modèle qui a montré sa robustesse, même après Fukushima. Dans la même période, on a aussi émis l’idée que l’évaluation sur les sujets de risques gagne toujours à être assise sur des fonctions de recherche, les établissements d’expertise devant conjuguer des équipes propres avec ce qui est fait ailleurs, en France et à l’étranger, avec les bonnes pratiques académiques de peer review et de publication, etc. Bref, on demande d’un côté de bien séparer évaluation et décision, de l’autre de maintenir une vraie proximité entre expertise et recherche : séparation et rapprochement ne sont pas du tout contradictoires mais la difficulté est de devoir répondre simultanément aux deux exigences.
Dans le monde de l’énergie, on a beaucoup parlé depuis 1990 en Europe de la séparation des rôles de producteur, de transporteur et de distributeur ; cette séparation-là est par exemple la base des directives européennes. Aujourd’hui, on s’interroge sur les avantages et les inconvénients de certains éléments de cette séparation et sur le bénéfice économique qu’elle apporte, notamment entre transport et distribution de l’électricité ; certains voient même dans les excès dogmatiques une des causes de l’augmentation du prix de l’énergie dont s’inquiètent nos concitoyens, comme le sent bien Ségolène Royal. Réduire les coûts est pourtant le but légitime et affirmé.
Ces trois évolutions générales sont de vrais sujets, avec des succès et des échecs. Qu’en est-il sur notre sujet des réseaux électriques et gaziers ? Chacun affirme en Europe le besoin de renforcer les capacités et les interconnexions, d’intégrer des productions et des consommations intermittentes, de renforcer la sécurité, la qualité et la maîtrise des coûts. Mais, pour autant, nous n’acceptons jamais sans débat la nécessité d’un projet donné (Ne suffirait-il pas de maîtriser les consommations ? Le besoin de réseau ne serait-il pas supprimé par une accélération des systèmes intelligents et des bâtiments et territoires à énergie positive ?) ni ses options (localisations, modalités). D’autant que les termes de référence (coûts comparés, contraintes techniques) ou l’évaluation des impacts apparaissent souvent comme des justifications tardives et donc peu convaincantes.
Trois questions mériteraient sans doute d’être reprises :
La planification ne devrait-elle pas être débattue plus longuement, en particulier (mais pas seulement) pour tout ce qui concerne les interconnexions transfrontières ? Comment peut-on faire délibérer des positions communes stables sur l’intérêt collectif des plans envisagés ? L’explication des bénéfices cherchés doit être d’autant plus loyale qu’ils vont profiter à la collectivité globale et pas aux riverains du projet d’infrastructure. Où construire une autorité reconnue, avec une légitimité politique suffisante pour que cette planification soit robuste, pour affirmer une utilité publique nationale et européenne ? Nous avons fabriqué des régulateurs de la concurrence. Très bien ! Mais avons-nous sur l’utilité publique l’équivalent des régulateurs ?
Il faut « intéresser » les riverains sans que ce soit le résultat d’un rapport de forces. Les mesures compensatoires introduites après la catastrophe d’AZF pour mieux pérenniser l’éloignement entre usines dangereuses et habitations ne pourraient-elles pas être utilement être transposées ici (servitudes d’utilité publique réellement indemnisées) ? Quelles leçons tirer des réflexions sur la fiscalité minière ou les redevances hydroélectriques ? Quelle stratégie pour la fiscalité locale et régionale ? Bref, comment créer des flux financiers suffisants sans que l’incitation ne devienne une corruption du jugement ?
La comparaison avec les règles appliquées dans d’autres pays (USA compris) et le retour d’expérience (y compris épidémiologie et impact sur la nature et le paysage) sont-ils suffisants ? Il y a toujours de bonnes idées à prendre à l’extérieur ; peut-être aussi savons-nous plus facilement identifier les erreurs commises non par nous mais par nos voisins, les analyser et en tirer les leçons… Comment améliorer la circulation d’informations sur les données, sur les bonnes pratiques de négociation, sur les processus de prise de décision concernant les infrastructures de transport et de distribution de l’énergie ?
Philippe Vesseron
Président d’honneur du BRGM