Nous vivons une drôle d’époque. Les deux derniers siècles ont été marqués, conséquence des Révolutions française et américaine, par une formidable éclosion de la démocratie, du progrès, du commerce international – ce qu’on nomme usuellement au XXe siècle par le terme de mondialisation – par des changements considérables des modes de vie et des comportements individuels et aussi un allongement spectaculaire de l’espérance de vie. La fin des grandes idéologies (communisme, fascisme) et un brouillage culturel des civilisations sont également au rendez-vous. Tout cela se manifeste fortement, en excès, s’accompagnant de jouissances illimitées consuméristes, de l’accaparement des ressources et de conflits en cascade. Le bien et le mal sont soldés indistinctement via Internet, Facebook, Google et autres sources d’information et de communication. Plus qu’un malaise de la civilisation, dont Freud s’est fait le scribe rigoureux, nous sommes monitorisés par l’hubris de tout-avoir et cette possession sans limite crée l’illusion d’un homo-economicus omnipotent, omniscient – « dans l’idée de Dieu avec son omnipotence et son omniscience » (Baudelaire) – et omniprésent comme le vent. Bref, un être-avoir qui se joue des limites du temps et de l’espace, mondialisé par la consommation et les communications et débarrassé de tout ce qui fait écran à son narcissisme et son égoïsme. L’hypertrophie de l’idéal du moi psychique se confond avec l’exubérance de l’individualisme économique et l’obésité consumériste de la mondialisation. Sans oublier la société numérisée et le transhumanisme qui se profile.
Ce portrait de l’homme moderne, pour autant qu’il existe dans nos contrées riches et démocratiques, n’est pas dénué de qualités ou de sentiments, mais l’intégrité du sujet ne résiste pas à l’épreuve de ce clonage socioculturel. La capacité à être du sujet humain est sous l’emprise d’un consumérisme de tous les instants. La religion des temps modernes demeure aussi illusoire que les anciennes croyances, le propos freudien garde son acuité à ce sujet : « Nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement de souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tant l’illusion elle-même renonce à être accréditée. »[1]
Les psychanalystes qui ont sur leur divan des traders et autres boursicoteurs sont confrontés à cette fragilité humaine où les gens ne savent plus vraiment qui ils sont, où ils habitent et où ils vont. Des nomades, incertains dans leur identité et d’une mobilité incessante. D’où les refuges incertains dans la religion, le populisme et tous les gaspillages à l’avenant. La réalité effective du monde contemporain agrège un gâchis considérable de drogues et de ressources, une forme d’impasse économique entre la consommation qui croît et une croissance qui ralentit, une pollution excessive et le réchauffement climatique qui l’accompagne, la radicalisation religieuse, notamment de l’islam, les passions mortifères et les identités meurtrières. A cela s’ajoutent le rangement de la politique au magasin des accessoires démodés, les religions mises à mal par les débordements ethniques, les guerres transformées en conflits illimités, l’accumulation des moyens de destruction de masse, un retour de l’irrationalité et partout l’émulation populiste et nationaliste. Ne versons pas dans un pessimisme excessif, mais il y a malaise (presque) partout.
Le monde avance et régresse et sans chercher à se substituer aux Nations unies, au pape ou à un quelconque gouvernement pour établir un pronostic politique intangible sur l’état du monde, essayons d’y voir plus clair, sans totem ni tabou – si c’est possible. Plus lucidement, face aux réjouissances et aux calamités de notre monde, de nos sociétés et de la civilisation censées nous régir, on peut trouver dans l’œuvre de Freud l’éclat d’une culture et d’une éducation aux choses de la vie. Pour peu qu’on fasse un effort de réflexion, on peut y puiser une pédagogie de l’antinationalisme. Il y a une mise en exergue clinique et profondément humaniste de la pulsion de vie face au déchaînement des passions et des identités meurtrières. Freud, savant viennois et juif sans attache religieuse, a montré dans sa vie et dans son œuvre, notamment dans Moïse et le monothéisme, que les progrès dans la spiritualité ne doivent jamais abandonner la conduite des hommes – sous peine de les asservir à l’oppression régnante et aux forces obscures. Freud est l’homme du « décalogue laïc », mais à la différence d’une vision marxiste étriquée, de confrontation avec les religions, Freud a toujours engagé le dialogue avec Dieu, quitte à s’en passer, Moïse et les hommes pour bannir les illusions religieuses et dogmatiques. Sur un plan culturel, Freud est un esprit issu des Lumières et familier des humanités classiques (égyptienne, gréco-romaine, biblique…). C’est un esprit européen qu’on peut qualifier de cosmopolite et doté d’une liberté de pensée inouïe par rapport aux tabous, aux interdits et aux dérives politiques de son époque. « L’exaltation nationale, assure-t-il, est un sentiment que je m’efforçais, quand je m’y inclinais, de réprimer comme funeste et injuste. »[2] A ce niveau, il faut se méfier des amalgames trompeurs, la mondialisation n’est pas le cosmopolitisme, elle procède plutôt d’une uniformisation culturelle et d’un aplatissement des valeurs. Alors que le cosmopolitisme nous engage vers la prise de risque et fait résonner le discours de l’Autre. De tous les autres qui constituent la chaîne de l’humanité.
Notre présence à New York, à l’invitation généreuse du docteur Edward Nersessian et d’Helix Center, nos généreux hôtes si accueillants et pleins d’attention, est une adresse freudienne à la communauté intellectuelle new-yorkaise. Les battements du monde résonnent nulle part mieux que dans cette cité américaine, cosmopolite et scintillante. Nous cherchons, par ce retour à Freud, à mettre en exergue la part la plus cultivée et la plus créatrice de l’Europe, celle aussi des penseurs de la Mitteleuropa auxquels appartient Freud et qui tous, à l’instar du fondateur de la psychanalyse, ont fait rayonner le génie de l’homme sans masquer ses travers, ont mis en garde contre les « possédés du délire » et autres dictateurs de la planète qui ont « de tout temps joué de grands rôles dans l’histoire de l’humanité… et souvent causé des désastres », et ont proposé avec Freud d’aller vers le « progrès de la civilisation… le triomphe de la spiritualité et le renoncement aux instincts ». Ce fut l’objectif altruiste du Comité Freud créé à Paris en 2014, et nous poursuivrons dans cette voie au sein de Passages et de l’ADAPes. Plus que jamais, il nous faut frayer des passages freudiens, freudian insights.
Emile H. Malet
[1] Sigmund Freud, Œuvres complètes, XVIII, 1926-1930, PUF, p. 172.
[2] Sigmund Freud, Œuvres complètes, XVIII, PUF, 1926-1930, p. 116.