Frontières, échanges, coalition, assauts… Que savons-nous aujourd’hui du conflit israélo-palestinien ? A l’évocation d’un tel sujet, le sentiment d’impasse prévaut. Accords politiques, exigences internationales, clivages religieux, ancrages territoriaux… le seul constat évident à tirer au cœur de cette nébuleuse est celui d’une violence foncièrement accrue entre deux peuples. Mais dont l’issue pacifique demeure un espoir toujours vivace dans les sociétés israélienne et palestinienne.
En février 2015, Mon fils est diffusé sur la toile, un film particulièrement révélateur de la situation entre ces peuples en conflit depuis trop longtemps. Ce que nous rappelle dès le début son réalisateur israélien Eran Riklis met en valeur une réalité sociétale au cœur de ce déchirement territorial : aujourd’hui, près de 20 % des citoyens israéliens sont arabes. Intégration, ségrégation, antisémitisme, racisme latent, rejet de la cohabitation et de l’échange… Tout cela paraît surréaliste à énoncer au monde contemporain. Pourtant, ces termes sont bien réels sur la carte du Proche-Orient, dont les peuples luttent pour garder la tête hors de l’eau.
Que faire pour divulguer l’espoir ? En invitant Abraham B. Yehoshua (écrivain israélien) et Ghaleb Bencheikh (Président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, animateur de l’émission Islam sur France 2), les « Dîners du dialogue », organisés au restaurant du Sénat par Michel Hannoun et Emile H. Malet, cherchent à ouvrir le débat entre deux intellectuels dont le regard sur ce conflit pourrait nous aider à identifier les contingences de l’opposition, appréhender la position du monde lui faisant face et refonder les contours d’une solidarité. Avec pour solution – toujours éloignée – la reconnaissance réciproque entre ces deux peuples et une souveraineté réciproque.
Emile H. Malet
« La situation est comme chacun le sait très difficile – les conflits durent et perdurent, notamment le conflit israélo-palestinien, mais l’exacerbation du clivage sunnite-chiite risque de s’avérer aussi durable sinon plus inextricable, il y a aussi les tensions qui résultent de Daesh et du fanatisme religieux, il y a l’exil des populations, pas seulement des chrétiens d’Orient, mais aussi des Syriens qui fuient des combats meurtriers. A cela s’ajoute dans de nombreux pays du Proche-Orient une déplorable situation socio-économique : misère, inégalités, chômage des jeunes… Dans ce contexte d’instabilité, le conflit israélo-palestinien est un peu oublié au sein de l’agenda international et suscite moins d’engagement dans les cénacles de discussion. Une forme de léthargie diplomatique et de sommeil des consciences embrument la situation proche-orientale, cela ne fait qu’aggraver sur le terrain le conflit entre Israéliens et Palestiniens.
Vous disposez l’un et l’autre d’un pouvoir de représentation pour déradicaliser et dépoussiérer un conflit de ses scories religieuses, identitaires, socioculturelles et même politiques. La littérature, le débat d’idées, les initiatives citoyennes, tout comme la télévision sont des véhicules importants pour déniaiser les populations de toutes ces vilenies. Avec ce dialogue comme partout où la parole de conciliation et de paix cherche à résonner, nous ne cherchons pas à nous substituer aux pouvoirs politiques chargés de trouver des solutions, mais qui s’avèrent pour l’heure introuvables. C’est de notre responsabilité intellectuelle de montrer qu’à perdurer ce conflit deviendra de plus en plus violent et destructeur d’espérance. »
Avraham B. Yehoshua
« Participer à ce dialogue ce soir revient à une seule mission, celle de donner l’espoir dans la question de conflit dont les origines remontent à plus de 130 ans. Une telle durée pour une guerre représente un effet unique qui a suscité de nombreux investissements internationaux, et ce de la part de la majorité des grandes puissances – aujourd’hui encore et malheureusement en vain – à vouloir résoudre ce nœud de vipères.
Le conflit israélo-palestinien, c’est l’histoire d’un peuple qui retourne sur « ses terres » après 2 000 ans d’exode, s’attendant à ce qu’on lui fit place sans discuter. Jamais dans l’histoire du monde, nous n’avons vu un peuple si dispersé. De plus, depuis le fléau occidental représenté par l’antisémitisme, il faut « normaliser » le peuple juif. Une normalisation que les juifs, à juste titre, n’apprécient pas, l’intégrant comme l’expression d’une vertu qui leur serait inaccessible.
Evidemment, les Palestiniens ne sont pas responsables de cette vague d’antisémitisme, pourquoi devraient-ils dans ce cas payer de leur territoire ?
En 1947, l’ONU décide d’établir un pays juif à côté d’un pays palestinien, les plaçant ainsi au cœur de la pression de blocs internationaux. Voilà que le conflit s’enlise…
Toutefois, jusqu’à aujourd’hui, un long chemin a été parcouru établissant la paix avec l’Egypte et la Jordanie et de nombreuses coopérations militaires, des échanges qui engendreront peut-être à l’avenir la définition précise de ces entités nationales. C’est là le rôle de l’Europe, celui de faire pression sur les deux bords afin d’entreprendre la définition logique de deux Etats distincts. L’espoir repose sur l’Europe. »
Ghaleb Bencheikh
« Avant même de définir les contours d’une discorde sans fin, il faut chercher ce qui fait faute au respect de l’humanité. Avant toute chose donc, il faudrait rappeler que le sentiment de solidarité ne doit pas être conjugué au conditionnel. Il s’agit ici de s’en remettre au respect fondamental des droits de l’homme.
Visiblement, nous faisons face à un conflit rare qui s’est construit sur une accumulation de manquements à l’éthique. Des deux côtés, la liste est assez longue : refus des négociations, rejet de la paix et du partage (résolution 242 de l’ONU de juin 1967 à la suite de la guerre des Six-Jours), etc.
Au-delà des ces carences déontologiques, je rêve d’un Etat démocratique, laïc, humaniste où le citoyen est apprécié in abstracto de sa confession, et qui agirait comme un citoyen selon ses droits et devoirs. Un Etat qui engloberait les – deux – peuples en présence, pour construire une société solidaire et fraternelle. C’est sans doute un dessin utopique. Mais c’est à mon sens un point dans l’horizon que nous devrions fixer : il est dit des hommes qu’ils ne reviennent au bon sens que lorsqu’ils ont tout essayé. »
Avraham B. Yehoshua
« Les juifs et les Palestiniens sont deux peuples différents. Et pourtant, ils se mêlent dans le même effroi, leurs réfugiés sont considérablement dispersés, dans chacun des camps et partout ailleurs dans le monde. Tout cela sans compter la pression de mort du Hamas. Dans un tel contexte, un Etat laïc et unique n’est pas viable à cette heure. Peut-être pourrons-nous l’établir dans plusieurs décennies seulement. Le conflit doit se régler avant tout par l’établissement d’un Etat palestinien : la question de l’établissement d’une frontière entre ces deux pays apparaît cruciale au cœur de ce litige, et ceci tout particulièrement au moment où la question des réfugiés fait son entrée. »
Question de l’audience
Supposons l’établissement de cet Etat unique. Il serait alors composé de peuples à fort caractère identitaire. Ne risquerait-on pas l’établissement d’un rapport de force, a posteriori dictatorial ?
Ghaleb Bencheikh
« Je crois en la loi et la démocratie comme un espoir. J’ai cette faiblesse de croire que la différence culturelle, en dépit de tout, entre un Israélien et un Palestinien, n’est pas si grande. Il s’agit avant tout de dépasser un horizon opaque. »
Question de l’audience
Donc finalement le vrai problème est de savoir comment bâtir la confiance entre deux peuples, et sous quelles conditions ?
Avraham B. Yehoshua
« On oublie trop souvent le fait, qu’après la Shoah, la majorité des juifs israéliens ne voulaient pas retourner sur « leurs » terres. Le peuple juif aura donc payé pour l’échec terrible de cette diaspora de près de 2 000 ans… L’échec est cuisant en cela que nous n’avons pas compris qu’il est question avant tout d’une problématique territoriale, dont il ne faut pas rejeter toute la responsabilité sur la religion.
La politique officielle d’Israël est celle de l’établissement de deux Etats distincts. Jusqu’aux accords d’Oslo, les Palestiniens ne voulaient pas s’assoir à côté d’un Israélien en public. Aujourd’hui, nous sommes prêts à recevoir l’espoir, et nous l’attendons. »
Ghaleb Bencheikh
« Il faut construire une longue complicité de l’échange pour atteindre la confiance. Avant de chercher les solutions d’une distorsion, il faut en chercher les causes et cela passe aussi par l’introspection. C’est se regarder de l’intérieur avant de juger l’autre, définir ses propres défauts et manquements à l’universel. Il s’agit d’apprivoiser ses peurs et tolérer l’altérité mais surtout c’est avoir une attitude éthique et une bonne lecture de l’Autre. »
Julia Kristeva
« Vous versez tout votre espoir sur l’Europe, certes, mais aujourd’hui de quelle Europe parlons-nous ? Economiquement, il n’y a plus d’Europe, plus de leadership et une absence de toute politique commune sur le Proche-Orient. Nous sommes absolument conscients qu’il faut prendre à bras-le-corps ce problème, mais comment faire dans un tel contexte de chaos ? Surtout lorsque l’on voit que sur notre propre territoire sont tenus des conférences dans lesquelles on justifie le viol de la femme non voilée… »
Ghaleb Bencheikh
« Le terme d’‟islamˮ est malheureusement devenu un mot-valise dans lequel l’on voit tout et n’importe quoi, un terme anxiogène qui entraîne des transitions non justifiées la plupart du temps. Le séminaire à Pontoise qui s’est tenu récemment sur « les femmes d’islam » représente une ignominie. Le plus triste dans l’histoire est que la loi laisse de telles choses se dérouler sans heurt sur le territoire français. Il faut sévir contre cette indignité. Il y a de la frilosité dans le pouvoir de la cité et, en tant que citoyens, nous ne pouvons accepter cela. Encore une fois, il faut régler ses propres maux.
Concernant le Proche-Orient et l’Europe, cette vision est peut-être un peu utopiste. Mais en tant qu’hommes et femmes, nous avons tous le devoir de viser un idéal sans quoi nous ne pourrions avancer.
Que faire ? Il incombe aux intellectuels musulmans – et pas seulement : à tous ceux qui ont le souci de ce conflit – de travailler sur plusieurs chantiers simultanés. Il faut avant tout mettre en place une liberté de conscience indispensable, qui passe par la séparation de l’Etat et de la religion, par un travail de laïcisation. Il s’agit également de désacraliser la violence. Ces chantiers sont gigantesques, un travail de force qu’il faut mener à bras-le-corps avec nos armes : l’éducation, la connaissance et les arts. Car les monstres n’apparaissent qu’avec l’abdication de la raison, et nous ne voulons pas nous rendre ! »
Charles Melman
« Nous sommes finalement là face à deux peuples qui luttent pour leur indépendance et qui par ce combat se sont aliénés. Aujourd’hui, ces peuples sont-ils enfin prêts à reprendre leur destin en main ? Nous ne saurions trop quelle solution proposer… Il devrait être possible aux intellectuels en tout cas de prendre leur responsabilité et de dire enfin les hérésies faites aux yeux du Dieu dont ils se réclament pour enfin clamer : le totémisme, c’en est assez. »
Avraham B. Yehoshua
« L’attitude officielle des Palestiniens en tout cas, c’est le retour aux frontières de 1967, le renvoi des réfugiés en Israël et une statue érigée à Jérusalem… »
Ghaleb Bencheikh
« Quoi qu’il en soit, la peur et la colère sont de mauvaises conseillères. Nous sommes les protagonistes de ce dialogue. Mais finalement, comment le citoyen français que je suis peut être aussi concerné que l’Israélien que représente monsieur Yehoshua ? Ce conflit, je le vois, mais je ne le vis pas. Je ne sais rien, je n’ai que mon avis d’homme qui croit en la justice et l’humanité. Une barbarie est en train de se propager au nom de l’islam cela est certain, mais dans toute veine religieuse l’on trouve une part de bon. C’est vers une complète refondation de la pensée théologique qu’il faut mener ce combat intellectuel. Car ce tableau complexe a beaucoup de lectures différentes (théologiques, politiques, stratégiques, économiques…), toutes ont finalement raison et doivent être prises en compte ensemble. Il faut apprendre à enseigner que tuer une seule vie humaine équivaut à tuer une humanité tout entière. »
Michel Hannoun
« Il est évident que nous avons le devoir de penser à ce problème. Non pas en termes de solutions politiques, mais en notre devoir d’insuffler la connaissance de ce que nous n’acceptons pas, et cela passe par le savoir de l’humanité. Dans un tel contexte, c’est avant tout le dialogue qui est essentiel, car il est le véhicule de l’échange, de la confiance et de l’espoir. Et c’est ce que le débat de ce jour nous a richement offert : la réciprocité de l’expression d’un malaise dont nous cherchons tous à se libérer. »
*Jeudi 17 septembre 2015. Restaurant du Sénat, les « dîners du dialogue » avaient pour intervenants : Avraham B. Yehoshua, écrivain israélien, et Ghaleb Bencheikh, Président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, animateur de l’émission Islam, France 2.
Propos recueillis par Aurélie Caillard