Ce livre est une féerie, où les fées sont méchantes.
Dès les premières pages, on voit qu’Eléonore devra se guérir d’une enfance sans joie et sans cœur qui la privera de vivre, de se connaitre et de connaître la chair qu’elle habite. Une enfance à Paris sombre, que guérirait, si tout allait bien, la rencontre de quelqu’un d’autre qu’elle-même. Casser le mur de verre ? Possible ?
Non. Devenue une jeune épousée dans une maison de Damas, elle reste muette, sèche, enfermée. Elle ne s’étourdit qu’à courir tout le jour à travers des paysages désertiques. Un horizon sans fin qui pourtant est prison. Seuls le vent, le sable, l’immensité du ciel écrasé de chaleur lui procurent l’illusion d‘échapper. Là seulement, parmi les pierres et les épines, elle peut jeter son cri. Mais un cri que nul ne reçoit… L’essoufflement qu’elle cherche à fuir s’empare du lecteur. Qui voit, lui, qu’il est « parmi les vivants »… Et sans cesse, son mari, un homme séparé d’elle parce qu’il est un homme, se heurte à l’impossibilité de l’émouvoir et de la guérir si peu que ce soit…
Chantal Chawaf est de ces écrivaines qui analysent le désir des femmes lorsqu’il ne peut s’exprimer. Comme avant elle Simone de Beauvoir, mais celle-là beaucoup moins « rangée », décrivant les tourments implacables de celles qui, mutiques, ne trouveront jamais la paix. L’auteure est héritière de toutes les féministes qui l’ont précédée, mais de toutes la plus charnelle, la plus profondément sensible aux cassures, à la brutalité, au viol répété. Pour ne pas parler en « Parisienne », Chantal Chawaf passe les frontières, va écrire le corps de son héroïne délicate qu’elle a envoyée dans le lit d’un Syrien. Qui, lui, est amoureux. Qui, lui, veut que sa compagne soit heureuse, à la façon dont il fixe le cadre, Moyen-Orient oblige… A Damas, dans les prémices de la guerre, sous la surveillance d’un pouvoir tyrannique s’accrochent à la jeune femme les cauchemars, la culpabilité obsédante, les hallucinations… Il n’y a pas de voie pour trouver la vie…
Un voyage en France, pour s’échapper peut-être… Eléonore y reçoit alors de son père adoptif un mince document livrant ses origines. De l’évocation de ses parents véritables venus des terres froides surgissent les pires fantômes. Des menaçantes questions sans réponses, l’enfantement impossible vers le monde des vivants…
« Elle n’avait plus qu’à repartir pour le désert… » Après ce voyage, condamnée à ne rien accomplir, elle retourne à la folie de ses courses sous le ciel, dans les cailloux. Son cœur pourra un instant rencontrer le désir. Mais aucun salut n’est possible : n’est-elle pas enfermée, brisée inexorablement ?
Sa seule force enfin sera de prédire le destin tragique de la Syrie, la condamnation de tous… Ce livre haletant raconte l’accablement, l’impuissance mais traversés par un souffle épique, tout entier surgi du cœur de cette fragile jeune femme.
Chantal Chawaf
Des femmes
Antoinette Fouque
Jeanne Perrin