De mon enfance parisienne j’ai gardé le souvenir de la différence apparemment insurmontable entre la partie paternelle arménienne et la partie maternelle juive de ma famille. Mes oncles et tantes arméniens étaient plutôt âgés, dignes, un peu froids et distants, ils avaient peu ou pas du tout d’enfants et parlaient souvent de leur passé de magnats du pétrole à Bakou et de la cruauté des Azéris, cousins et alliés des Turcs, non moins atroces que ces derniers dans leur furie anti-arménienne.
Du côté juif, il y avait plus de vie, beaucoup de cousins, davantage de chaleur humaine, mais souvent on parlait d’arrestations, de gens cachés (à commencer par ma mère, sa sœur et ses frères), de tantes et d’oncles qui ne revinrent pas d’Auschwitz, comme Raïssa Bloch, une cousine de ma grand-mère qui avait été livrée aux Allemands par la gendarmerie helvétique parce que ses documents étaient faux et que, sur ces faux documents, son nom d’emprunt Michelle Mirail était orthographié tantôt Mirail et tantôt Miraille. Elle avait choisi ce pseudonyme en mémoire de son mari Mikhail Gorlin qui avait été arrêté dès mai 1941 et envoyé à Auschwitz en mars 1942.
Étant petit, je ne faisais guère le lien entre les deux expériences historiques. C’est seulement un peu plus tard que j’entendis parler du Metz Yeghern, le génocide perpétré contre les Arméniens d’Anatolie. Je fus alors saisi d’indignation contre les assassins turcs et j’éprouvais presque de la joie à la nouvelle de la liquidation de diplomates turcs par des groupes clandestins arméniens en lutte contre le négationnisme turc et l’indifférence du monde. En grandissant je saisis mieux ce qui unissait les deux rameaux de ma famille, les deux composantes de mon identité compexe. Je compris que quand les forces de Nuri Paşa, le frère du sinistre Enver Paşa attaquèrent la Transcaucasie en 1918 et assiégèrent Bakou, ils continuaient en fait le projet génocidaire du triumvirat Talaat Paşa, Enver Paşa et Cemal Paşa. Je perçus que dans cette extension de la guerre au-delà des frontières de l’Empire ottoman, la présence des Arméniens en Transcaucasie était considérée comme un obstacle à la création d’une grande entité pantouranienne qui se serait étendue d’Édirne au Turkestan chinois. C’est dans le contexte de ces cruautés effroyables perpétrées par l’envahisseur turc contre les populations civiles de l’éphémère première République d’Arménie (1918-1920) que se situaient les récits familiaux sur des jeunes filles de quatorze ans vendues comme esclaves sexuelles à des officiers turcs vieillissants, sur des nourrissons jetés en l’air de façon à retomber sur les sabres et les baïonnettes des bourreaux turcs. En Transcaucausie, les sévices horribles que les Turcs et leurs alliés azéris firent subir aux Arméniens constituaient l’extension géographique et le prolongement historique des crimes odieux que les Ottomans infligèrent aux sujets arméniens de l’Empire entre 1894, début des massacres hamidiens, et juillet 1916, arrêt de la phase active du génocide.
Ayant acquis cette perspective historique, je sentis tout ce qui unissait la catastrophe de la destruction des juifs d’Europe, comme l’appelait Raul Hilberg, à la tragédie arménienne. Dans les deux cas, on assiste à une tentative visant à éliminer, même dans des territoires récemment conquis, deux minorités nationales considérées comme inassimilables, dont l’existence était perçue comme un obstacle à la recherche de la pureté ethnique dictée par l’idéologie pantouranienne d’une part et par la démence pangermanique de l’autre. Dans les deux cas, les historiens sont en mesure de reconstituer les prodromes de la tragédie : les massacres hamidiens de 1894-1896 d’une part, et d’autre part les pogromes que les nationalistes ukrainiens perpétrèrent contre les juifs d’Ukraine entre 1918 et 1920 avant de devenir complices des tueurs nazis en 1941 ; la planification des massacres ; les moyens utilisés tels que les déportations massives et les wagons plombés où l’on mourait de soif ; l’incendie des synagogues où les Allemands avaient pris soin d’entasser toute la population juive de telle ou telle bourgade d’Europe orientale et le sort analogue réservés aux villageois arméniens d’Anatolie orientale brûlés vifs à l’intérieur de leurs églises ; les fusillades massives au bord des fosses communes ; les bains de sang et d’une manière générale, la volonté acharnée de déraciner absolument la présence juive en Europe et l’importante minorité arménienne en Anatolie occidentale qui était en fait une majorité dans certains vilayetler de l’Anatolie orientale. Même les convois transportant les Arméniens d’Istanbul vers Deir ez-Zor, dans le désert syrien, font penser aux sinistres transports des victimes juives du nazisme vers les camps de la mort. La seule différence tient à ce que les Turcs n’étaient pas arrivés à industrialiser le génocide comme le firent les Allemands. Même les marches forcées des captifs arméniens dans le désert de Cappadoce font penser aux colonnes de prisonniers que les SS firent cheminer jusqu’à la consomption lors de leur retraite devant l’avance des troupes soviétiques.
Avec le temps j’ai réfléchi plus profondément sur la similitude entre les deux tragédies et j’ai lu le livre de Vahakn N. Dadrian, German Responsibility in the Armenian Genocide: A Review of the Historical Evidence of German Complicity. J’ai alors compris le rôle néfaste des officiers allemands, alliés des Ottomans dans l’organisation et la perpétration du massacre. En outre, l’admiration de Hitler pour Atatürk et le pacte d’amitié signé le 18 juin 1941 entre l’Allemagne nazie et la Turquie d’Ismet Inönü me firent comprendre qu’au-delà de la complicité entre Allemands et Turcs lors du génocide des Arméniens, il existait une affinité élective, une macabre Wahlverwandschaft entre le pantouranisme et le pangermanisme, entre le totalitarisme nazi et la dictature kémaliste.
Bien des années après mon immigration en Israël, je visitai l’équivalent arménien de Yad Vashem, le musée de Tsitsernakaberd situé sur une colline à la sortie de Yerevan. Je lui trouvai une certaine ressemblance avec le Yad Vashem d’avant l’ouverture du nouveau musée en 2005. À Tsitsernakaberd j’eus d’ailleurs l’agréable surprise de voir un arbrisseau planté par le grand-rabbin ashkénaze de l’époque Yonah Metzger, en signe de solidarité avec la mémoire du génocide arménien. Toutes ces prises de conscience réconcilièrent les deux parts de mon identité et me révélèrent que la lutte contre la relativisation de la Shoah impliquait aussi le devoir de reconnaître l’ampleur du génocide subi par les Arméniens.
Cyril Aslanov, Université Aix-Marseille – Académie de la langue hébraïque, Jérusalem